Gauguin tahitien, de l’exil au refus
Vendredi 8 novembre 2024par Stéphane Guégan, historien de l’art.
Les premières années et l’éveil artistique
Gauguin naît en 1848 à Paris. Lorsqu’il a trois ans, ses parents décident de partir pour le Pérou mais son père meurt pendant la traversée. Il passe son enfance à Lima jusqu’à l’âge de sept ans auprès de sa mère, issue d’une famille de la noblesse espagnole du Pérou, elle est la fille de Flora Tristan. De retour en France, il étudie à Orléans avant de s’engager dans la marine à 17 ans où il mène la vie rude des marins pendant plusieurs années. En 1872, il embrasse la profession d’agent de change et fait carrière à la Bourse grâce à son tuteur Gustave Arosa. Ce dernier, un collectionneur averti, l’introduit aussi dans le milieu artistique et lui fait rencontrer en particulier Pissarro. Sous son influence, Gauguin commence une collection personnelle d’œuvres d’art et peint alors en autodidacte.
En 1873, il épouse Mette-Sophie Gad, une jeune danoise dont il aura cinq enfants. Ses premières toiles, telles que La Seine au pont d’Iéna. Temps de neige (1875), manifestent déjà sa maîtrise de la peinture. Il rejoint en 1879 les impressionnistes et participe à sa première exposition sur l’invitation de Pissarro et de Degas. En 1882, encouragé par le succès qu’il rencontre, il quitte le monde de la finance pour se consacrer à sa passion. Mais cela entraîne différentes tensions familiales et la séparation du couple.
Vers la naissance d’un style plus personnel
En 1884, il s’installe à Rouen auprès de Pissarro, puis deux ans plus tard, il se rend en Bretagne, dans le petit village de Pont-Aven, un lieu déjà très fréquenté par les artistes.Il évolue vers un style plus personnel marqué par des compositions comme Bretonnes causant, (1886) un toile fraîche avec des jeux d’arabesques .
En 1887, il part pour Panama où il travaille brièvement sur le chantier du canal avant de tomber malade. Il s’embarque ensuite pour la Martinique qu’il considère comme un laboratoire de Tahiti. La lumière et le mode de vie qu’il découvre influencent son travail contribuant à son succès auprès de collectionneurs comme Théo Van Gogh.
En octobre 1888 Gauguin séjourne à Arles chez Vincent Van Gogh avec lequel il entretenait une correspondance. Il y réalise notamment les Alyscamps (1888), un tableau aux couleurs automnales flamboyantes. Gauguin donne à ce lieu de promenade des Arlésiens une certaine gravité et se démarque de ceux peints par son ami sur le même lieu, Il réalise à la même période Van Gogh peignant des tournesols . Cependant, leur relation se dégrade et Gauguin part. Il ne sera resté que neuf semaines.
les Alyscamps -Van Gogh peignant des tournesols . Photo AMS.
Autoportrait au Christ jaune – La Belle Angèle. Photo AMS.
Attrait pour l’exotisme et premier voyage à Tahiti (1891-1893)
L’exposition universelle de 1889 conforte Gauguin dans son idée de quitter l’Europe. Autour de lui se forme un cercle d’artistes avec lesquels il expose différentes productions au café des Arts.Il exerce une influence notable sur Paul Sérusier : Le Ramasseur de Goémon (1890) offre un contraste saisissant avec le Le Tisserand peint à peine deux ans plus tôt par ce jeune artiste . Cette période voit aussi son rapprochement avec les symbolistes tels Mallarmé et Moréas et la création de «Soyez symboliste»composition pour La Plume (la revue symboliste) avec le portrait de Jean Moréas. (1891).Son Autoportrait au Christ jaune (1890-1891) manifeste cependant son attachement à la foi de son enfance. Le jaune dominant y contraste avec le rouge du pot à tabac anthropomorphe posé sur l’étagère, annonçant les explorations artistiques extrêmes de Tahiti . Ce pot fait écho aux motifs d’inspiration péruvienne présents dans La Belle Angèle, œuvre réalisée en Bretagne en 1889.
D’abord tenté par l’Algérie, Gauguin finit par partir seul pour Tahiti en 1891. Déçu par les effets de la colonisation sur les traditions locales, il tente de recréer un monde mythique à travers ses œuvres.Ses toiles comme Io Orana Maria (1891) et Vahine no te vi (1892) témoignent à la fois de l’influence de la colonisation et de son attachement aux mythes tahitiens. Io Orana Maria (Je vous salue, Marie) transpose une scène chrétienne dans un décor tahitien. Il s’inspire pour la composition d’un bas relief d’un temple javanais dont il possédait la photographie. Gauguin voyageait avec ce qu’il appelait son «petit musée»: des cartes, des photos, des copies de tableaux qui nourrissaient ses créations. A travers ses toiles, il ne cesse d’explorer la coexistence entre influences européennes et mythologie tahitienne.
Tehamana, sa compagne, devient l’un de ses sujets de prédilection. Dans Vahine no te vi (1892), il représente la jeune femme vêtue d’une robe missionnaire, symbole de la présence coloniale, tenant une mangue dans sa main gauche, un détail qui donne son titre à l’œuvre. En contraste, Aho eo feii? (Eh quoi? Tu es jalouse?, 1892) montre deux jeunes femmes nues sur une plage de sable rose. Que signifie ce titre? Peut-être souligne-t-il l’émergence de la jalousie, un sentiment éloigné de l’idée d’amour libre que les Européens associaient souvent à Tahiti. On retrouve Tehamana dans Teha’amana a de nombreux parents (1893), portant, comme dans Vahine no te vi, une robe missionnaire. L’éventail qu’elle tient à la main symbolise sa beauté. À l’arrière-plan, une divinité apparaît en compagnie d’esprits des morts, illustrant une fois de plus la cohabitation entre la colonisation et le passé mythique de Tahiti, un passé réinventé par Gauguin.
Vahine no te vie –Aho eo feii? (Eh quoi? Tu es jalouse?). Photo AMS.
Il s’intéresse particulièrement à l’idée que les Tahitiens vivent entourés par l’esprit des morts.«Ils sont gais le matin et tristes le soir», remarque-t-il. Cette dualité transparaît dans deux de ses œuvres majeures. Tout d’abord, Manao Tupapau (L’esprit des morts veille, 1892) représente sa jeune vahiné Teha’amana allongée sur son lit, terrifiée, tandis qu’à gauche se dresse la silhouette menaçante d’un tūpāpa’u, un revenant. Ce tableau fait écho à Olympia (1865) de Manet, dont Gauguin avait emporté une reproduction . Une autre œuvre témoignant de l’univers troublant des croyances tahitiennes est la sculpture Oviri (1894), modelée en terre cuite, qui représente la déesse du deuil.
Le retour en France : réflexions et expérimentations
De retour en France entre 1893 et 1895, il poursuit ses expérimentations.Il retravaille ses peintures tahitiennes et rédige Noa Noa , un journal illustré de dessins, peintures et croquis, destiné à réaliser un ouvrage sur Tahiti. Il y exprime sa vision d’une civilisation en déclin sous l’effet de la colonisation. Il se revendique alors comme poète et conteur. Cherchant à retrouver un Tahiti originel, il se heurte aux conséquences des missions religieuses, qui ont éradiqué les anciens cultes. Pour combler ce vide, il s’appuie sur son imagination, affirmant à la fin du premier chapitre : « Voici donc Tahiti fidèlement imaginée. » Par cette œuvre, il souhaite refléter l’expérience d’un voyageur tout en traduisant une vérité existentielle et ethnographique .
Arearea (1892) La Vision après le sermon. Photo AMS.
Son œuvre tahitienne, en effet, manifeste sa volonté d’échapper aux poncifs de l’Arcadie. Alors que la littérature dépeint souvent les Tahitiens comme des êtres paresseux, Gauguin, au contraire, les représente au travail. Dans I Raro te Oviri (1891), il illustre un retour de pêche, où l’effort semble se mêler à la joie, dans un univers vibrant de couleurs. Dans Arearea (1892), il met en scène une ambiance similaire : au premier plan, deux femmes sont assises, l’une jouant du pipeau, tandis qu’à l’arrière-plan, des figures tahitiennes participent à un culte maori. Ce dernier détail, toutefois, est une invention de l’artiste, puisque ce type de rituel était interdit. Ce thème spirituel et imaginaire traverse son œuvre jusqu’à la fin.Gauguin aime osciller entre rêve et réalité, comme en témoigne La Vision après le sermon (1888), réalisé après son deuxième séjour en Bretagne. Sur cette toile, des Bretonnes en tenue traditionnelle observent la lutte de Jacob avec l’ange, une scène mystique. Cette composition est profondément influencée par l’esthétique de l’estampe japonaise, notamment Les Lutteurs de sumo d’Hokusai. En Bretagne, le peintre avait trouvé un univers encore empreint de religiosité, enraciné dans ses traditions, qui nourrit son imaginaire.
Second séjour à Tahiti 1895 à 1901
Il retourne ensuite à Tahiti, animé par le désir de recréer un paradis perdu. En 1897, il peint D’où venons-nous? Que sommes-nous? Où allons-nous?, une méditation philosophique où il cherche à capturer la beauté et la spiritualité de cette terre tout en montrant différentes cultures . Parmi les figures représentées, un personnage tend la main vers un fruit qu’il s’apprête à cueillir dans un geste qui relie le ciel et la terre; c’est l’une des grandes leçons qu’il tire de la Polynésie . Sa quête reflète une vision influencée par le saint-simonisme et le phalanstère de Charles Fourier. Il s’agit de retrouver des valeurs fondamentales permettant de vivre ensemble. La plus grande partie de son oeuvre, en effet, qu’il s’agisse du portrait Femme à l’éventail (1902) ou de la photographie de Tohotua qu’il utilise comme modèle pour son tableau, est parcourue par une démarche proche de celle d’un ethnographe, comme Claude Lévi-Strauss. En arrière-plan de la jeune femme, on distingue des reproductions de tableaux, notamment La Charité (La famille de l’artiste) (1528) de Hans Holbein le Jeune . Cet homme de l’entre-deux mondes n’a pas oublié sa patrie, il intègre dans ses toiles l’idée d’un rapprochement entre les civilisations.
D’où venons-nous? Que sommes-nous? Où allons-nous? Photo AMS
Femme à l’éventail . Photo AMS.
Les dernières années aux Îles Marquises
En 1901, Gauguin s’installe aux îles Marquises où il construit la « Maison du jouir » , qu’il décore de sculptures de femmes nues et d’inscriptions inspirant un idéal de bonheur , «Soyez mystérieuses» et «Soyez amoureuses et vous serez heureuses». Jusqu’à sa mort en 1903 à Hiva Oa, il continue à mêler imaginaire et réalité dans ses créations célébrant un Tahiti réinventé . Il laisse derrière lui une œuvre oscillant entre ethnographie et poésie,marquée par l’exotisme et la quête de vérité spirituelle.
Manao Tupapau – Olympia . Photo AMS
Noa Noa. Photo AMS.
Maison du jouir. Photo AMS.