Rembrandt, bouleversant de génie et d’humanité
Vendredi 15 mars 2024Conférence de Fabrice Conan, historien de l’art

Grâce au talent de Fabrice Conan, nous appréhendons mieux la personnalité bouillonnante et prolixe de Rembrandt Harmenszoon van Rijn (1606 – 1669). En effet, nous devons souligner la richesse et la diversité des éléments transmis, l’abondance des œuvres projetées, que le compte rendu ci-dessous ne peut rapporter dans leur totalité.
Un peintre sous influence
Rembrandt est né en 1606 à Leyde. De 1621 à 1624, il est apprenti chez Jacob van Swanenburgh, maître de la peinture historique. Puis, il apprend l’art du dessin au crayon et à la plume, les principes de la composition et le travail d’après nature auprès de Joris van Schooten et Pieter Lastman. Au cours de ses premières années professionnelles, il découvre les œuvres de Lucas de Leyde, considéré à l’époque, comme le plus grand artiste de la ville. En 1628, avec les Deux vieillards se disputant, Rembrandt retrouve l’intensité lumineuse chère à Lucas de Leyde. Il s’inspire également de ses gravures pour créer de nouveaux motifs ou dessiner certains personnages.
Dès ses premières œuvres, telles L’allégorie de la vue et L’allégorie du toucher vers 1624, on perçoit surtout l’influence de Caravage, notamment dans son goût pour le clair-obscur, sans pour autant n’être jamais allé en Italie, contrairement à ses contemporains. La gravure du Chevalier, la mort et le diable de Dürer attire son regard. On reconnaît le style de Georges de La Tour dans La Parabole de l’homme riche
, avec la position de la main face à la chandelle. En 1627, Rembrandt peint La fuite en Égypte, dont une version avait été réalisée en 1609 par Adam Elsheimer. Son Aveuglement de Samson
s’inspire du Prométhée de Rubens, dont il admire le travail autant que l’opulence de son mode de vie. Son attrait pour l’exotisme et le faste s’exprime dans des œuvres directement inspirées des copies qu’il a pu faire de miniatures mogholes, tel Abraham recevant les trois anges
, exécuté en 1656. Il n’hésite pas non plus à emprunter un personnage de Intérieur de taverne d’Adriaen Brouwer, dans La leçon d’anatomie du docteur Tulp (1624) ; de même y reprend-il le cadrage du Christ Mort de Mantegna (c.1480). C’est au total, 250 artistes qui influencent le Maître dans ses œuvres. Inspiré mais non copiste, c’est bien tout ce qui fait son talent.
Rembrandt est fortement influencé par deux livres retrouvés chez lui : Antiquités judaïques de Flavius Josèphe, illustré par T. Stimmer et la Bible. Bien que la peinture religieuse ne soit pas d’actualité dans une société marquée par le protestantisme, il en renouvelle le genre ; telle sa première toile « indépendante » de 1625 : La Lapidation de Saint Étienne. Suivent de nombreuses autres œuvres : Crucifixion, Déposition du Christ, L’Ascension inspirée d’une œuvre de Titien, Christ dans la tempête sur le lac de Galilée, La sainte Famille. On retrouve également ce thème dans sa production de gravures, dont 8 versions de La Fuite en Égypte de 1626 à 1654.
Lapidation de Saint Etienne – Rembrandt, 1625. MBA, Lyon. Photo G. Alonso. Domaine public via Wikipédia.
Un peintre de la matière et de la lumière
Les œuvres de Rembrandt demandent à être regardées de près. Le monochrome l’intéresse autant que la couleur. Sa virtuosité se dévoile dans la technique du crayon, celle du pinceau, les coups de brosse énergiques, rendant le mouvement et la beauté des brocards et broderies plus vrais que nature. Sur la même toile, il utilise l’onctuosité et la lumière pour appuyer certains détails des costumes ou encore un léger flou pour faire apparaître le velouté d’un tissu. Quand il n’ajoute pas une « virgule » pour simuler l’humidité d’une paupière, il gratte la toile jusqu’à faire apparaître le support. Tout est dans le dosage de la peinture, maîtrisé grâce à l’utilisation des pigments qu’il fluidifie avec de l’huile de lin ou par l’apport de glacis translucides pour des touches onctueuses. Rembrandt a souvent recours à la technique de l’empâtement (impasto), n’hésitant pas à appuyer avec son doigt pour donner du relief, tel un sculpteur modelant son œuvre. Un des plus beaux exemples est le Portrait d’Aletta Adriaendochter (1639), fille d’un riche commerçant. Le travail de la lumière et de la matière y est magnifique ; le grain de la peau est traduit par l’épaisseur des matériaux ; finesse et délicatesse en même temps dans le travail sur la fraise, où la lumière ondule. On retrouve cette technique dans les portraits de Jacob Trip et de son épouse Margaretha de Geer
(1661) qui nous offrent une palette de couleurs plus chaude, et chatoyante, avec une composition plus riche, pleine d’énergie, de force, de chaleur humaine. Dans certains de ses autoportraits, notamment les derniers, il n’hésite pas à montrer l’évolution du temps, en jouant avec la matière ; des touches imparfaites dévoilent les aspérités dues à l’usure du visage.
Rembrandt, attiré par les démonstrations de richesses sociales, aime reproduire le faste des étoffes précieuses. Ainsi en est-il dans Autoportrait aux deux cercles, où il se représente dans son atelier, palette à la main, habillé d’un grand manteau de velours doublé de fourrure, ce qui ne correspond guère à l’habit de travail d’un peintre.
Autoportraits Rembrandt : 1629, Alte Pinakothek, Munich – 1637 « au béret », Sanguine NGA, Washington – 1642, Coll. Royale, Londres – 1639 « appuyé sur un rebord de pierres » Dessin, NGA – 1648 « écrivant près d’une fenêtre » Gravure. Rijksmuseum, Amsterdam – 1665, « aux deux cercles » Kenwood House. Photo Rijksmuseum. Tous clichés : domaine public via Commons. Montage photo AMS.
« Toute ma vie, j’ai cherché à représenter la lumière », dit Rembrandt. Comment représenter les différentes façons dont la lumière entre dans une pièce, illumine un paysage ou se pose sur les visages ? Cette volonté se retrouve tout autant dans ses tableaux que dans ses dessins, eaux-fortes et gravures, et lui permet de traduire les volumes par des zones de non-peinture ou de non-dessin. Les clairs-obscurs sont également très contrastés dans ses œuvres religieuses où il fait entrer la poésie et le rêve par une tonalité plus dorée et poudrée. Avec Diane et Actéon (1634), la scène mythologique l’intéresse moins que les effets de lumière, d’eau et d’obscurité.
Un peintre hors normes
Rembrandt et son épouse achètent une maison à moindre coût dans le quartier juif d’Amsterdam en 1639, ce qui va choquer la haute société de l’époque, estimant cela inconvenant. Il y installe son atelier et sa résidence privée. Ces préjugés n’empêchent pas les nombreux commanditaires de rendre visite au célèbre maître.
Rembrandt est au-dessus de toutes normes, par l’étendue et la diversité de sa production : 400 peintures, 300 eaux-fortes, 500 dessins, nombre non exhaustif puisque d’autres œuvres réapparaissent encore de nos jours. Son art est très novateur. Ainsi, lorsqu’il peint la Leçon d’anatomie du docteur Nicolaes Tulp (1632), représentant la dissection d’un cadavre, préserve-t-il la sensibilité du public en apportant une correction, qui ne sera découverte qu’en 1998 lors d’une restauration de ce tableau. On constate en effet que le bras droit, plus court que l’autre cache une reprise : pour ne pas perturber l’œil du public, le peintre a ajouté une main sur le moignon d’origine.
C’est plus l’humanité, la spontanéité, l’expression qu’il veut représenter et non la beauté à tout prix ; ainsi en est-il dans son travail sur les effets du rire, de l’étonnement sur les visages, renouvelant le genre des portraits et autoportraits, tels des tronies Il cherche avant tout à rendre le naturel, notamment, avec le portrait de son fils Titus (1655) appuyé sur le bureau. Dans les scènes de groupe, il s’attache au mouvement, souhaitant obtenir un résultat plus vivant et n’hésite pas à reproduire ses personnages de profil ou de trois quarts, comme dans Le syndic des drapiers
(1662).
Un peintre renommé
La carrière de Rembrandt s’accélère grâce au secrétaire du Prince d’Orange, admiratif de son travail qui lui passe 14 commandes en 1630. Sa réputation se confirme avec la clientèle des guildes qui souhaitent décorer leurs salles de réunions des peintures du maître : guilde des drapiers avec Le syndic des drapiers ou celle des chirurgiens avec la Leçon d’anatomie du docteur Nicolas Tulp, œuvres citées plus haut. La Ronde de nuit ou La Compagnie de Frans Banning Cocq et Willem van Ruytenburch met en scène les rondes faites en journée, par les 18 membres de la milice civile afin d’assurer la sécurité. En 1947, on s’est aperçu que l’ambiance nocturne était due à la détérioration des couleurs et la superposition des couches de vernis lors des restaurations successives, ambiance accentuée par la masse sombre du porche que la compagnie vient de franchir pour arriver dans la lumière.
Là encore, les attitudes sont très animées grâce au magnifique travail de clair-obscur des personnages du premier plan et les effets de perspectives. Tout est dans le détail des tissus, des broderies, des lances. Le succès de ce tableau est total et son prix bat tous les records : 1 600 florins sachant qu’un ouvrier gagne 200 florins annuels.
Il reçoit beaucoup de commandes de portraits de la haute société hollandaise, tels ceux précédemment évoqués.
Un peintre à la vie de famille mouvementée
En 1634, Rembrandt épouse Saskia, nièce d’un marchand de tableau et riche orpheline. Il en fait de nombreux portraits : Saskia en 1634, puis en 1635, représentée en Flore . Les nombreuses commandes et le commerce d’art donnent au couple une certaine aisance financière. Mais la situation va changer à partir des années 1650 et les difficultés vont s’accumuler.
Saskia meurt de phtisie en 1642 ; connaissant le côté dépensier de son époux, elle a légué par testament tous ses biens à leur fils afin de le protéger ; une clause empêche Rembrandt de se remarier sous peine de perdre la jouissance des biens. Se moquant du scandale, Rembrandt se console assez vite avec les gouvernantes successives de Titus, dont Hendrickje Stoffels qui lui donnera une fille Cornelia. Il représente sa maîtresse dans plusieurs toiles dont Jeune femme au lit ou Portrait de Hendrickje Stoffels
À la fin de sa vie, il vit difficilement de son travail et accumule les soucis financiers et juridiques. Ayant tout dilapidé, il est déclaré en cessation de paiements. En 1657 ses biens sont vendus aux enchères. Pour lui éviter le dénuement, ses enfants Titus, Cornélia et sa belle-fille Magdalena, créent une société afin de mieux protéger et commercialiser ses œuvres. Rembrandt s’éteint le 4 octobre 1669 à Amsterdam, loin du faste auquel il était tant attaché, entouré des derniers membres vivants de sa famille.
Les titres de certaines œuvres de Rembrandt peuvent varier selon les traductions.
Pour les cinéphiles : si Rembrandt s’est inspiré du Caravage pour le clair-obscur, il a donné son nom à une technique photographique que Cécil B. DeMille aurait appelé le premier « éclairage Rembrandt », afin de faire accepter les jeux d’ombres sur les visages.
Allégorie de la vue – Rembrandt, 1624. Musée De Lakenhal, Leide. Allégorie du toucher. Coll. de Leyde (privée). Photo Boijmans. Domaine public via commons.
Parabole du riche idiot – Rembrandt, 1627. Gemäldegalerie, Berlin. Photo Uni Leipzig. Domaine public via Wikimedia
Tronies. De A. Bouwer : La potion amère, 1636. Musée Städel, Frankfort. Photo Google arts project. De Rembrandt : Homme avec un turban. Rijksmuseum ; Autoportrait aux yeux écarquillés. Rijksmuseum ; Autoportrait riant, Getty Museum. Photo Getty ; Homme riant – Mauritshuis. Photo du musée ; Vieille femme endormie – Rijksmuseum. Tous clichés : domaine public via Wikimedia. Montage photo AMS.