Rodin, corps et mouvements «Tête à tête »
Vendredi 24 janvier 2024Conférence de Véronique Mattiussi,
responsable du fonds historique et de la recherche, au musée Rodin

Le thème initial de la conférence était « Rodin, corps et mouvements ». Madame Mattiussi a choisi d’évoquer le « tête à tête » d’Auguste Rodin et Camille Claudel, sujet en relation avec l’exposition qu’elle prépare à l’occasion du 160e anniversaire de la naissance de celle-ci.
Auguste Rodin (1840 – 1917) et Camille Claudel (1864 – 1943) sont d’origine sociale et de générations différentes. Pourtant, la conception de l’art qu’ils partagent va les rapprocher, artistiquement et sentimentalement.
À la suite des années d’apprentissage à la « Petite École » (future École des Arts Décoratifs), Auguste Rodin tente à trois reprises le concours d’entrée à l’École des Beaux-Arts de Paris, en vain. Après avoir passé sept ans en Belgique, il part en Italie en 1876. C’est, alors, la découverte des sculptures de la Renaissance, dont celles de Michel-Ange, qui l’influencera à jamais. En 1877 il exécute une sculpture, « L’âge d’Airain » montrant déjà la perfection de son art.
Camille Claudel partage un atelier avec d’autres jeunes sculptrices, dans lequel Alfred Boucher prodigue ses conseils. En 1882, ce dernier devant partir pour l’Italie, demande à Auguste Rodin de le remplacer auprès de ses élèves. La rencontre artistique et professionnelle entre Camille Claudel et Auguste Rodin a lieu à ce moment-là. Rapidement, elle passe de l’élève à la collaboratrice, puis de la muse à la maîtresse.
La Vieille Hélène. Camille Claudel, 1881. Terre cuite, Musée Camille Claudel. Cliché Vassil. Licence CC-BY-SA 4. Masque de Rose Beuret. Auguste Rodin, c.1880. Plâtre, Metmuseum. Photo MET, domaine public.
À cette période, Rodin est en pleine ascension ; il reçoit une commande en 1880 « La porte de l’enfer », destinée au futur musée des Arts Décoratifs, qui lui demandera vingt ans de travail, sans pour autant la terminer. Cette reconnaissance lui permet d’acquérir un véritable statut d’artiste et d’ouvrir son propre atelier, que Camille intègre. Tout en exécutant, chacun, des tâches très précises (modelages, moulages réutilisables), les élèves de Rodin reçoivent une formation complète. Ils se familiarisent également avec « la théorie des profils », chère à l’artiste ; cela consiste à travailler la glaise posée sur une sellette, tout en tournant autour du modèle, afin d’en appréhender toutes les dimensions, sans privilégier un côté. Pour l’artiste, « un beau buste doit montrer le modèle dans sa réalité morale et physique, il doit dire aussi ses pensées secrètes, sonder les recoins de son âme, ses grandeurs et ses faiblesses ».
Le « tête à tête »
Exalté par la beauté de Camille, Rodin exécute, au début des années 1880, trois portraits d’elle : Camille aux cheveux courts, montrant un visage juvénile, presque androgyne. Puis, Camille au bonnet, qui sera le portrait préféré, et enfin un Masque , le plus moderne des trois. Ce dernier sera réemployé plus tard, accolé à une main à grande échelle, elle-même extraite des Bourgeois de Calais. Cette œuvre ne peut nous laisser indifférents. La disproportion entre le visage et la main peut être interprétée comme prémonitoire de la future paranoïa dont souffrira Camille Claudel.
Vers 1889, Camille réalise le buste de Rodin, en différents matériaux : un plâtre et un bronze. Même si on y retrouve l’influence de Rodin, Camille y apporte sa touche par la maîtrise du modelé. Toute son énergie ressort dans le traitement de la matière. Ce buste reçoit un avis favorable tant de la critique que du public et est exposé à la Société des Beaux-Arts en 1892. Par la suite Rodin en fera son « portrait » officiel.
L’Éternel printemps. Auguste Rodin, 1884. Plâtre, Musée Rodin, Philadelphie. Cliché Ad Meskens. Licence CC-BY-SA 4, via Wikimedia Commons
Cette même année 1892 marque la rupture sentimentale, provoquant le départ de Camille de l’atelier de son amant. Toutefois, les deux artistes continuent leur relation à travers leurs œuvres et correspondance. Camille s’attèle à « L’âge mûr », évoquant le déroulement de sa vie et son expérience amoureuse malheureuse avec Rodin. Son frère Paul écrit « L’œuvre de ma sœur, ce qui lui donne son intérêt unique, c’est que toute entière, elle est l’histoire de sa vie ». Deux versions très différentes évoquent autant l’allégorie de la vie qui passe, que la fin de leur relation. Les deux œuvres représentent Auguste Rodin en vieil homme, sa compagne Rose Beuret incarnant la vieillesse puis la mort et elle-même en jeune femme délaissée. Dans le second opus, les mains et les corps se distendent et s’éloignent inéluctablement, laissant un grand vide au milieu, sur un sol mouvant, tel une vague. Camille réutilise La jeune fille à genoux dans la figure isolée de « L’implorante » lors du salon de 1894.
L’Âge mûr, comprenant, à droite, L’Implorante. 2e version. Camille Claudel. Bronze, Musée Rodin, Paris. Photo JP Dalbéra (**). Détail de L’implorante, Musée Camille Claudel. Photo Vassil (*)
En s’émancipant d’Auguste Rodin, Camille Claudel aborde des scènes intimistes, telle « Les causeuses » , de style Art Nouveau. « La vague »
, d’une veine très japonisante, semble s’inspirer d’Hokusai.
De son côté, Rodin continue discrètement à l’aider financièrement et use de sa notoriété pour lui envoyer élèves, critiques d’art et acheteurs.
Alors que les signes de la maladie s’accentuent chez Camille, Rodin est toujours inspiré par la jeune femme. Ainsi, il réemploie « Camille au bonnet » dans « La convalescente », « Aurore ou la France » et « La pensée », œuvre réalisée en marbre. Si cette dernière donne un résultat surprenant et ne nous semble pas achevée, c’est qu’au cours de la taille de la pierre, le maître demande à son collaborateur d’arrêter son travail, afin de sublimer le contraste entre la tête très aboutie et la brutalité du bloc servant de socle.
La pensée. Rodin, 1890. Marbre, Musée d’Orsay. Photo Sailko (*). À droite : id. dans la revue L’Art et le beau (1 /12 /1906). Photo gallica.bnf.fr
La passion commune des deux artistes pour leur art, dépassant leur relation tumultueuse, se retrouve dans les œuvres exposées au Musée Rodin, ouvert en 1919 par la volonté de l’artiste. En 1916 il fit don à l’État de toute sa production et autres documents personnels. Paul Claudel y ajouta un legs de quatre sculptures de sa sœur.
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La soirée s’est achevée par la projection du film Rodin de Jacques Doillon ( 2017), pour lequel Madame Mattiussi a aidé Vincent Lindon à s’approprier le personnage du sculpteur.
(*) Domaine public via Wikimedia Commons
(**) Licence CC-BY-SA 3 via Wikimedia Commons
L’Âge d’airain. Rodin, 1877. Plâtre, Nasher Sculpture Center, Dallas. Photo A. Praefcke (*)
Auguste Ney dans l’atelier de Rodin. Photo de G. Marconi, 1877. Musée Rodin, Paris (*)
L’Âge d’airain. Rodin, 1877. Bronze, Metmuseum New York. Photo MET, domaine public.
La Porte de l’Enfer. Auguste Rodin. Musée Kunsthaus, Zurich. Photo Roland Zh (*).
À droite : Détail de la version en plâtre, musée Rodin, Paris. Photo Albertus Teolog (*).
De gauche à droite : Camille au bonnet – Camille aux cheveux courts – Le Masque. Auguste Rodin. Musée Rodin, Paris. Photo Romain Behar (*).