« AUDUBON : UN TOURNANT DANS LE DESSIN ORNITHOLOGIQUE ? »
Vendredi 28 avril 2023Conférence de Lucille Bourroux, attachée de conservation au Museum de La Rochelle
« BIRDS OF AMERICA »
Film de Jacques Loeuille (2022)
De Jean-Jacques Audubon (1785-1851), on peut l’avouer, on savait peu. On est donc reconnaissant à Lucille Bourroux de faire les présentations, elle qui a organisé au Muséum de La Rochelle l’exposition de 2018 centrée sur les dessins de jeunesse de cet artiste et naturaliste hors du commun. Or, s’il est au moins méconnu en France, Audubon jouit à l’inverse d’un renom exceptionnel aux Etats-Unis, dont il a pris la nationalité en 1812. Notre conférencière s’attache tour à tour à la vie d’aventures du personnage et à la qualité à la fois scientifique et esthétique de ses œuvres.
Jean-Jacques Audubon. Lithographie de Francis d’Avignon, 1850. National Portrait Gallery, Washington. Domaine public
Avant Audubon, le dessin naturaliste, tel qu’il apparaît par exemple dans l’ouvrage de Belon consacré aux oiseaux (1555), et quand bien même il vise à une représentation naturelle, garde, dans son graphisme comme dans sa mise en page, une sorte de raideur schématique qu’on dirait médiévale. Au XVIIIème s. encore, avec Buffon, la figure de l’oiseau, dont les couleurs sont appliquées en aplats, est située dans un décor sommaire, bout de branche ou sol neutre, et elle est montrée de profil, de manière à présenter l’aile et à faciliter l’identification. Ce travail de cabinet, quand il s’agit de volatiles exotiques à la taxidermie aléatoire, peut donner lieu à des dessins surprenants…
Enfin Audubon vint. Né à Saint-Domingue, fils illégitime d’un officier de marine, planteur et négociant, et d’une femme de chambre, bientôt adopté par sa belle-mère, il passe sa jeunesse près de Nantes, dans la propriété de famille de la Gerbetière, à Couëron. Il y court les marais et se découvre une curiosité inlassable de la nature et singulièrement des oiseaux. C’est là qu’il revient, entre 1805 et 1806, après un premier séjour en Pennsylvanie. C’est là encore que réside aussi, férue d’histoire naturelle, la famille d’Orbigny. Nul doute que celle-ci a fourni au jeune homme des références scientifiques précises et l’a initié aux techniques du dessin naturaliste ; et Audubon, par amitié reconnaissante, aura offert les 135 dessins de jeunesse qui ont été découverts dans le fonds d’Orbigny de La Rochelle et récemment authentifiés.
Dessins de jeunesse de J.-J. Audubon. Photo AMS issue de la conférence de L. Bourroux. © Archives de la SSNCM, Muséum de La Rochelle, R. Vincent. jpg
Quand il retourne en Amérique pour s’y marier, il s’essaye en vain à la gestion d’un domaine, fait faillite dans le commerce, gagne l’ouest, multiplie les périples et les expéditions, se laissant emporter par sa passion de l’observation et du dessin, au prix d’une vie errante et souvent pauvre de coureur des bois, tel qu’il se fera portraiturer par John Syme, conforme à notre stéréotype du trappeur ou du pionnier, vêtu de fourrures, regard au loin et main sur le fusil pointé. Son art s’est affranchi des modèles européens, d’abord parce qu’il peint, lui, ce qu’il a sous les yeux et dans le milieu naturel. Sa pratique aussi est donc originale : il abat au petit plomb le plus possible d’oiseaux (sans paraître soupçonner qu’il participe à l’extinction de l’espèce visée), choisit un spécimen qu’il dispose sur une planche de bois quadrillée, et le reproduit en taille réelle sur une feuille de la même dimension, également quadrillée, en restituant l’environnement, l’habitat, les attitudes, effroi ou prédation, becquée ou pêche, les mâles et les femelles, les adultes et les petits.
Canard Eider. J.-J. Audubon, Birds of America, Ed. Oppenheimer Field Museum. Courtesy of JJ Audubon. Domaine public via Fieldmuseum.
Après avoir rencontré l’ornithologue Alexander Wilson, il conçoit le projet gigantesque de représenter tous les oiseaux de l’Amérique. S’il n’atteint pas tout à fait son but, il donne tout de même 435 planches dont les aquarelles originales sont toujours conservées. Leur exactitude et leur délicatesse d’exécution inouïes gardent elles-mêmes les traces du travail de recherche et de composition, et de l’emploi des différents médiums. C’est ici que le document scientifique devient œuvre d’art. Ces aquarelles, Audubon, lors d’une tournée en Angleterre, va en contrôler, à Londres, les gravures à l’aquatinte. Tirées à 200 exemplaires chacune, et publiées entre 1830 et 1839, elles forment son grand œuvre, Birds of America, en quatre albums d’un format monumental (96 x 66 cm), à quoi il ajoute cinq volumes de Biographies ornithologiques décrivant la vie des espèces qu’il a représentées. Et il entreprend encore, sans pouvoir l’achever lui-même, la description des mammifères d’Amérique du Nord.
Birds of America, J.-J. Audubon. Exemplaire original de l’Université de Cornwell, Ithaca, NY.© Cornwell University, lost bird project, 2012
Un demi-siècle après sa mort en 1851, Audubon sort de l’oubli où elle l’avait plongé, apparaît peu à peu comme une incarnation de la conscience écologique, le précurseur de la défense de l’environnement dont il semble qu’il a pressenti la dévastation aveuglément causée par la conquête et l’exploitation à outrance des territoires qu’il a connus sauvages bien que déjà menacés. La culture populaire américaine s’empare de lui : on donne son nom à des sociétés savantes, à des zoos ; des expositions lui sont consacrées ; il devient le protagoniste de romans et de bandes dessinées. Et, en 2020, un des 119 exemplaires restants de Birds of America a été vendu 8,7 millions d’euros….
Héron de Louisiane, J.-J. Audubon, 1834. Musée NGA, Washington. Domaine public
En deuxième partie de notre soirée, il valait assurément la peine d’attendre que soient résolus des problèmes techniques, au début de la projection. Le film de Jacques Loeuille, qui reprend avec simplicité le titre d’Audubon, est esthétiquement très beau et son propos, passionnant et aussi riche que juste. Une voix off qui s’adresse à Audubon en reparcourant sa vie américaine, alterne avec des commentaires contemporains de scientifiques et des témoignages d’Indiens Natchez, du peuple ojibwe et du peuple osage. Cette traversée des temps se double d’un itinéraire dans l’espace, du Canada au golfe du Mexique, tout au long du Mississippi qui est lui-même à la fois un couloir de migrations d’oiseaux et, à l’époque, la « Frontière », au-delà de laquelle, à l’ouest, une nature inépuisable était, disait-on, promise par Dieu à l’homme blanc. Ainsi se créent alors l’identité américaine et ses mythes : le modèle britannique s’efface, qui prévalait à l’est, et la figure du héros peut bien désormais être celle d’un quelconque gaillard du Tennessee, s’il sait manier les armes. Enfin, ponctuant ce trajet, des séquences s’arrêtent sur des planches d’Audubon, ces archives visuelles dans lesquelles on voit encore des espèces qui ont aujourd’hui disparu (la colombe voyageuse, la perruche de Caroline, le pic à bec d’ivoire, …). Un parallèle éclairant est établi entre l’entreprise et l’œuvre d’Audubon d’une part, et celles que le peintre George Catlin a consacrées, au même moment, aux Indiens. « Ce qui est arrivé aux Indiens est arrivé aux oiseaux », dit une voix : extermination pour les uns, décimation pour les autres, tous auront suivi « la piste des larmes ». Audubon meurt significativement en ville, loin du grand fleuve et des forêts, dans un quartier du New York actuel où, çà et là, d’immenses fresques murales font, en souvenir de lui, surgir les oiseaux qui ne sont plus, mais non les spectres des peuples indiens… Il y a longtemps que les paysages qu’il a connus sont devenus un décor sentimental, puis hollywoodien, et c’est tout dire.