« La représentation du héros dans l’art antique »

Lundi 14 novembre 2022

Conférence de Hélène Dutrinus, historienne de l’art.
Jason et les Argonautesfilm de Don Chaffey et Ray Harryhausen (1963)


 

       Autant l’avouer, cette soirée, qui honorait un partenariat ponctuel avec la Société d’Archéologie et d’Histoire de la Charente-Maritime, semblait se présenter mal : le sujet, choisi par des enseignants, devait amener dans le public des lycéens qui se sont retrouvés, ce soir-là, en voyage scolaire à l’étranger, et la conférencière annoncée dans le programme ne pouvait venir à Saintes. Envisager une débâcle eût été sans compter sur la vivacité, les savoirs et la volonté pédagogique de Mme Dutrinus, qui s’empara de l’auditoire en débrouillant les épisodes et les généalogies mythologiques et leurs significations, après avoir réduit le sujet initial à ces questions : pourquoi et comment la figure du héros grec se constitue-t-elle et quelles sont ses fonctions ?

Hélène Drutinus © Photo AMS.

     Ce n’est pas un hasard si le héros prend place dans la cosmogonie grecque au moment où l’alphabet s’invente et où se généralise l’écriture, où sont codifiés les grands récits, où les cités-états se forment, où se déroulent les premiers Jeux Olympiques. Né d’une divinité et d’un partenaire mortel, du moins chez Hésiode, intermédiaire entre les dieux et les hommes, porteur pour ces derniers d’une intention divine, il combat les monstres et protège la communauté : il met de l’ordre. Aussi puissant physiquement que moralement bon – double valeur dont s’emparera la Renaissance –, il aide le citoyen à se libérer de ses passions, à se situer dans le monde et à le comprendre.
      Reprenons, révisons. « Avant tout », dit Hésiode, est le Chaos, béance illimitée. Apparaissent Gaïa, la matière, et Eros, le principe de vie. Emerge d’abord du Chaos le monde des ténèbres (Erèbe et Nyx), d’où sortira celui de la lumière. Et Gaïa enfante Ouranos, le ciel étoilé. De Gaïa et Ouranos naîtront les douze Titans, six de chaque sexe, personnifiant les forces de la nature. Cronos, le dernier, ayant châtré son père, fait régner sur l’univers l’âge d’or. Avec sa sœur Rhéa, il engendre Zeus, lequel le supplante à son tour : voici la troisième génération, celle des Olympiens, qui, une fois terrassés les Titans soulevés contre Zeus, se partagent le monde. Zeus s’attribue le ciel et une souveraineté qui impose à tout l’ordre et l’harmonie ; son frère Hadès reçoit les profondeurs de la terre et des Enfers, et Poséidon, leur aîné, l’empire des mers. Mais pourquoi des héros, puisque les dieux sont tout-puissants ? Le héros, à la fois humain et divin, est une création des dieux destinée à les servir. Des Géants, conçus du sang d’Ouranos mutilé, et en guerre contre les dieux, seul le fils d’une mortelle sera victorieux, a prédit l’oracle, et tel est bien l’exploit d’Héraclès, le fils que Zeus a eu d’Alcmène. Orphée, fils de la Muse Calliope et du roi de Thrace, par son chant a le pouvoir de charmer la nature – il apaise, il harmonise −, il émeut les dieux et obtient  d’eux de descendre aux Enfers y chercher Eurydice, mais, humain, se retourne et la perd à jamais…

Hadès, Poséidon et Zeus. Musée du Louvre. Photo  © AMS de la conférence H. Dutrinus.

       La première caractéristique du héros est d’être, dans un beau corps, dévoué au bien général, liant ainsi l’ordre esthétique, l’ordre moral et l’ordre politique. Il est issu souvent de parents illustres, accomplit des prouesses pour la communauté, affronte la mort en une apothéose. Le Moyen Age reportera sur la figure du saint certains de ces traits, mais ce sont sa force physique et son corps parfait aux proportions mathématiques qui placent d’abord le héros au-dessus des hommes, à l’instar d’un vainqueur aux Jeux Olympiques digne d’être statufié. On reconnaît ici le schème et le personnel des  films hollywoodiens à grand spectacle ; et, en effet, les superhéros de la bande dessinée et du cinéma, nés justement dans les années de lutte contre le fascisme et le totalitarisme, incarnent cette correspondance établie entre le modèle physique antique et un idéal démocratique. Prenez l’Hercule Farnèse, vêtez-le de la culotte des lutteurs de foire et des couleurs du drapeau américain, et voici Superman, dont les pouvoirs technologiques sont l’équivalent des pouvoirs divins de l’archétype grec.

Super Héros américains. Photo  © AMS de la conférence H. Dutrinus.

      C’est là en venir aux fonctions de cette figure-charnière. Mme Dutrinus les résume en deux verbes : civiliser et conquérir. Cadmos a, de la Phénicie, apporté l’alphabet et fonde Thèbes. Persée, en pétrifiant Atlas, borne le monde grec. Thésée, roi d’Athènes, organise l’État, construit, bat monnaie, pose les fondations d’une démocratie. Les « travaux » d’Héraclès, qui, expiation ou rédemption, le soumettront à des interprétations chrétiennes, couvrent toute l’aire d’influence grecque, avant de lui valoir l’estime des immortels et l’amour des humains dont il est l’ami et le conseiller. Avec Ulysse, enfin, nulle ascendance ni intentionnalité divines; mais il est le symbole du lutteur courageux et pieux qui surmonte les épreuves et dont l’habileté et la sagesse, et un dessein opiniâtre et modeste (rentrer chez lui), le font traverser les passions et en écarter les simulacres, si charmants soient-ils : les Sirènes, Calypso, Circé, Nausicaa…
      Au fait, n’y a-t-il donc pas d’héroïsme au féminin ? Il est vrai que les femmes, en Grèce, n’agissent pas dans le monde. Tout de même, saluons pour finir Athéna, divinité, certes,  et vierge, mais déesse de la raison autant que de la guerre, « l’Athéna pensive appuyée sur sa lance. Et jamais avant elle l’art n’avait uni la lance et la pensée » (Malraux). C’est à elle que se réfère subrepticement de nos jours encore une marque d’articles de sport, dont le logo reprend la forme des ailes de cette Victoire qui est son surnom, en grec : nike…

Athéna contemplative. 400 avant J.-C. Musée de l’Acropole, Athènes. Photo Marsyas CC-BY-  2.5. Domaine public via Wikimedia Commons.

 

      Le film de Don Chaffey Jason et les Argonautes (1963) s’inspire des aventures de Jason jusqu’au moment où l’expédition repart de Colchide en emmenant Médée avec la Toison d’or. Aujourd’hui, c’est évidemment moins le scénario qui retient, dans cette préfiguration de l’Odyssée, que la tentative, par  la civilisation technologique américaine, de s’approprier les images et les récits d’un fonds immémorial qui lui est étranger. En cela, le film est, ou est devenu, un objet de curiosité, au-delà des incohérences matérielles, du jeu vieilli des acteurs, des codes du « peplum ». Sa relative renommée, il la doit en outre à la modernité, pour l’époque, et à l’inventivité des trucages et effets visuels réalisés par Ray Harryhausen, qui anime un colosse de bronze, des harpies, des rochers mouvants, une hydre et des squelettes au milieu des humains. Sans doute enfin ne peut-on revoir ce film sans mesurer, adulte, l’éloignement, ironique ou nostalgique, qui vous sépare de l’enfant ébloui qui l’avait découvert, et c’est encore un autre filtre…

Jason apportant la Toison d’Or à Péléas. Cratère de 340 avant J.-C. Musée du Louvre. Photo de Marie Lan Nguyen via Wikimedia Commons.