« L’ART ET LES FAUSSAIRES »

Vendredi 13 janvier 2023

Conférence de Jean-Louis Gaillemin, historien de l’art

« Vérités et mensonges », film d’Orson Welles (1973)


 

     Nous étions, ce soir-là, plus de 150, attirés bien sûr par le plaisir de partager la première conférence de la nouvelle année, mais peut-être bien aussi par cette séduction secrète qu’exerce la figure de l’escroc, parce que sa virtuosité coupable mais magistrale nous permet de saluer chez lui autant l’art de sa contrefaçon que celui de duper les compétents en titre, experts, savants, conservateurs.
    M. Gaillemin nourrit son propos du récit d’affaires, dont certaines sont d’ailleurs toujours en cours. Celle, en 2016 des fausses chaises de Versailles, dans laquelle s’est illustré Bill Pallot, spécialiste reconnu, professeur en Sorbonne, expert auprès de grands antiquaires parisiens, qui a avoué avoir fait fabriquer, par jeu, pour défier et tromper les autorités, des sièges acquis comme authentiques par Versailles. Autre éclatant scandale, plus ancien, celui de la tiare dite de Saïtapharnès, que le Louvre achète à prix d’or en 1896, en la datant du IIe siècle avant J.-C., alors qu’elle a été fabriquée, deux ans auparavant, à Odessa, par un artisan-orfèvre de bonne foi que, dans un premier temps, on refuse de croire ! Mise au jour en 2010, l’affaire Beltracchi porte sur plusieurs centaines de toiles certifiées authentiques par les experts de grands peintres (Max Ernst, Léger, Van Dongen), adjugées fort cher lors de ventes internationales mais… devenues invisibles depuis la révélation. En 2015, une lettre anonyme déclenche la saisie d’une Vénus au voile, attribuée à Cranach, dans les collections des princes de Liechtenstein ; puis un Franz Hals, un Gentileschi, un Greco, un Bronzino, d’autres encore, tous soupçonnés d’être des faux, conduisent tous à Giuliano Ruffini, et mettent en cause, par contrecoup, les experts des musées et des maisons de vente. Peï-Chun Qian, à New York, au tournant des années 2000, produisait à la demande des Pollock et des Rothko. A Gand, en 2018, l’authenticité de 26 œuvres de l’avant-garde russe (Kandinsky, Malevitch,…), exposées au Musée des Beaux-Arts, est tenue pour suspecte, et la salle, fermée. En Angleterre, Shaun Greenhalgh, faussaire à toutes mains entre 1989 et 2006, pouvait fabriquer aussi bien un Faune en céramique signé Gauguin qu’une sculpture égyptienne ou une pièce d’orfèvrerie médiévale, et les écoulait à haut prix

     Or, l’Histoire nous apprend que le faux en art est une notion récente et flottante. Quand la Renaissance découvre les statues antiques, les dieux cessent de n’être que des noms pour habiter des formes, qu’on érige alors en modèles. Les reproduire n’est pas considéré comme un délit mais comme un tour de force ; au reste, l’imitation est la base de l’apprentissage. Et, comme le Vatican pour accueillir le Laocoon, on ménage un cadre somptueux à ces splendeurs retrouvées qu’envient tous les souverains d’Europe ; pour ces derniers, des ateliers, à Rome, à Florence, fournissent des copies à volonté (*). Enfin, Winckelmann (1717-1768), dans son livre fameux Histoire de l’art dans l’Antiquité, fonde la discipline dont nous sommes encore les héritiers et dont l’objet n’est plus de raconter la vie des artistes, comme faisait Vasari, mais de décrire et commenter les œuvres dans leur matérialité, et de définir des styles. Travaillant à Rome pour le cardinal Albani, collectionneur illustre, Winckelmann déplore que, pour remplacer dans les statues exhumées les parties disparues ou mutilées, on complète, on intègre, on substitue. C’est altérer à la fois l’authenticité et l’interprétation.

(*) Voir dans notre Bulletin n°20 le compte rendu de la conférence de Fabrice Conan « L’antique à Versailles », donnée le 30 novembre 2012.

Ainsi Marc Aurèle et Faustine sont restaurés en Mars et Vénus (Musées du Capitole) : « autant baptiser Cérès une statue de saint Michel ». Plus près de nous, dans les années 70, le conservateur Van der Kemp, voulant redorer Versailles, au propre comme au figuré, place dans la Galerie des Glaces des moulages de torchères en plastique et des lustres anachroniques, fabriqués en série. Le but est de (re)donner une apparence, suggérer une ambiance, non de copier pour abuser. Il en va autrement avec les faux Vermeer peints, dans les années 1920-1930, par Van Meegeren, dont les toiles ont su répondre à trois attentes : celle d’un Vermeer caravagesque (Le Dîner à Emmaüs, 1937) ; la glorification patriotique du génie néerlandais ; la reconnaissance d’éléments perceptifs de l’époque,  cet « œil du moment » qui échappe à l’histoire de l’art. Ayant avoué mais n’étant pas cru, lui non plus, Van Meegeren a dû, pour convaincre, peindre en direct, devant experts, un Jésus au milieu des docteurs – ô ironie ! Terminons avec les meubles Boulle, imités dès le XVIIIe s. et si fort prisés des Anglais que ces derniers en reprennent les modèles sous le terme de « buhl » ; mais les ébénistes londoniens les estampillent de leur propre nom : un imitateur n’est pas nécessairement un faussaire.
     Il conviendrait donc de distinguer trois pratiques : d’abord, la copie servile, qui vise la seule exactitude de la reproduction ; puis l’imitation, qui, elle, réactive un sens, une intentionnalité ; et enfin le travail du faussaire, dont l’habileté favorise une tromperie délibérée en vue d’un profit.

Van Meegeren peignant un faux Vermeer en octobre 1945. National Archief NL. Photo Anefo CC-BY-4.

*

     A partir de séquences d’un documentaire de François Reichenbach sur les faussaires, Orson Welles compose, avec Vérités et Mensonges, une étourdissante et joueuse réflexion sur le vrai et le faux, sur l’art en somme – et comment ne pas voir, dans cet avant-dernier film, le testament d’un très grand créateur, c’est-à-dire d’un illusionniste ? Dès le début d’ailleurs, costumé en prestidigitateur, Welles fait significativement apparaître une clé : la clé de quoi ? Voici d’abord Elmyr de Hory (mais est-ce son nom véritable ?), faussaire authentique, si l’on ose dire, et très célèbre, qui a peint à foison des Matisse, des Picasso, des Modigliani, tous certifiés par les experts, et même un Van Dongen que ce dernier a revendiqué ! Voici Clifford Irving, journaliste connu pour falsifier les faits, inventeur d’une pseudo-autobiographie de Howard Hughes, dont les graphologues authentifient pourtant l’écriture. Voici Welles lui-même et son canular radiophonique de 1938 racontant l’invasion de la Terre par les Martiens et paniquant l’Amérique. Voici encore Picasso, qui aurait rencontré et fait poser le mannequin Oja Kodar pour vingt-deux tableaux. Histoires et thèmes qui se croisent, montage très rythmé, hypothèses avancées, déviées, relancées : le mélange est vertigineux, sagace et plein d’humour. Essai ou récit ? Fiction ou documentaire ? Réel ou imaginaire ? Tromperie ou pas ? « Si mes faux sont exposés assez longtemps dans un musée, est-ce qu’ils deviennent vrais ? », demande Elmyr de Hory avec une espièglerie jouée (ou non ?). Où se situe la vérité en art ? La réponse n’est pas à chercher dans une signature au bas d’un tableau, ni entre le vrai et le faux, mais dans une dimension de l’esprit qui dépasse ces notions ; et c’est sans doute ce que dit la belle et sereine séquence où la cathédrale de Chartres, œuvre anonyme et collective, intemporelle, élève sa silhouette souveraine dans la lumière embrumée de l’aurore.

Âne à la tiare et au cadre vide de la Joconde au Carnaval de Nice 1912 (détail). Bnf.fr. « Le Petit Journal ». Domaine public.

Apollon du Belvédère. Leochares, IVe s. avant J.-C. Copie musée du Vatican 1er s. après J.-C. Photo Marie Lan Nguyen, domaine public.

Galerie des Glaces – Château de Versailles. Photo Myrabella CC-BY-SA3