« JACKSON POLLOCK, PEAU ROUGE »
Vendredi 21 octobre 2022Conférence de Stéphane Guégan, historien de l’art.
Pollock , film de Ed Harris (2001)
Jackson Pollock (1912-1956) passe pour représenter l’« expressionnisme abstrait », bien qu’il ait toujours récusé ce qualificatif (« Je suis la nature »), à la tête d’une génération qui s’est formée, avant et pendant la guerre, devant Masson, Miro et Picasso. Il naît pour la deuxième fois le 8 septembre 1949 quand le magazine Life le révèle au grand public en lui consacrant quatre pages. C’est d’ailleurs sur cette publication que s’ouvrent tour à tour le propos de Stéphane Guégan et le film de Ed Harris. Ce reportage de Life se fait alors l’écho de l’exposition de Pollock chez Betty Parsons et va le consacrer chef de file d’un mouvement radical où s’invente et se perçoive enfin une réponse proprement américaine à l’art européen. Cette geste de Pollock, que magnifie le film, prend corps en 1950 avec les photos en noir et blanc puis les films de Hans Namuth, montrant l’artiste en pleine création, génie pur tournant, danse ou transe, autour de la toile fixée au sol, en « Peau Rouge » unissant concrètement peinture et action physique dans l’aire du tableau. Mais comment retrouver Pollock, le séparer de cette image mythique qu’il a lui-même consenti à créer ? Esprit trouble, troublé, qui a eu besoin de la psychanalyse et de l’alcool, d’où vient-il ?
Magazine Life, couverture et pages intérieures. 8 août 1949. Copyright Life Magazine. Photo © AMS, d’après illustrations projetées par S. Guégan
Il est issu d’une famille très modeste du Wyoming, émigrée ensuite en Californie, comme en dépeignent Les Raisins de la Colère, le livre de Steinbeck et le film de John Ford. Scolarité médiocre et tôt interrompue, petits emplois, alcool déjà. Le voici, en 1930, à New York. Ce sont les temps de la grande Dépression. A l’Art Students League, il s’inscrit au cours de Thomas Hart Benton, son premier professeur, à qui il restera fidèle, qui l’initie en outre à l’art de la Renaissance, et à Rubens et au Greco. Tandis qu’il bénéficie des subsides du Federal Art Project, ramification du « New Deal » de Roosevelt, il étudie les muralistes mexicains (Riviera expose au MoMA en 1933), fréquente l’atelier de Siqueiros ; il y apprend que la peinture et des matériaux industriels peuvent s’approprier l’espace anonyme et public abandonné d’ordinaire aux affiches et aux graffitis, et y déployer une intention politique. Autres présences, en ces années-là, autres rencontres à New York : celle de l’œuvre de Picasso (Les Demoiselles d’Avignon est accroché au MoMA) et celle de Miro dont la calligraphie imprégnera Pollock. Sans doute est-ce de Masson, de Gorky aussi, qu’il se sent alors le plus proche (Untitled, 1938 ; L’Homme nu au couteau, 1938-1940). Enfin, son imaginaire est habité par des images archaïques, totémiques, venues de l’art des Indiens du Nord, dont il connaît les traditions, les légendes, les danses rituelles, la pratique de la peinture sur sable (La Femme-Lune rompant le cercle, 1943 ; Leçon totémique, 1944). Au moment où, en 1942, il fait la connaissance de l’impérieuse Peggy Guggenheim, qui le soumet à un contrat léonin (elle est galeriste, non mécène !) et qui l’expose en 1943, Pollock achève de devenir lui-même. On fait souvent de ces années de maturation la frontière entre la figuration et l’abstraction, mais cette ligne de partage semble trop antithétique pour ne pas être artificielle : des signes figuratifs subsistent ou resurgissent dans les œuvres ultérieures. Désormais, néanmoins, ses tableaux renoncent à tout rapport direct au réel, absorbent et dissolvent de même les traces de la tradition picturale, et ne prétendent pas à d’autre fonction symbolique que celle, originelle, que dicte l’inconscient : « Je veux exprimer mes sentiments plutôt que les illustrer ». Comment donner forme à l’inconnu ? Comment concilier le jaillissement pulsionnel et sa maîtrise – la dynamique psychique et la composition ? Avec Stenographic figure (1944), avec l’immense Mural (1944) que lui commande Peggy Guggenheim pour sa maison, avec She Wolf que le MoMA achète, sa peinture ne cherche plus à signifier autre chose qu’elle-même.
Mural – Jackson Pollock, 1943. University of Iowa museum.Courtesy of www.Jackson Pollock .org. Fair use
Commencent alors les années à East Hampton, en compagnie de Lee Krasner qu’il a épousée. Vie frugale et rustique, travail intense, concentré, renouvellement des pratiques. D’une part, pour que soit saturé l’espace pictural (all-over), Pollock ne délimite le tableau qu’une fois la toile peinte.
Il invente d’autre part le puring et le dripping, répartissant la peinture en épaisseurs et en coulées irrégulières sur la toile ou le papier qui sont posés à plat et abordés potentiellement des quatre côtés, tout le corps ainsi engagé, intégré dans une création (action painting) où s’accordent le rythme physique et le rythme graphique, faisant apparaître entrelacs et giclures, égouttements et éclaboussures, tracés emmêlés, distordus, spiralés, échevelés, jusqu’au vertige, surfaces sans profondeur ou invitant à les traverser, recouvertes d’inscriptions de gestes purs, délivrés, chemins d’accès haletants aux profondeurs de la psyché (Full Fathom Five, 1947). Enfin Pollock souvent renonce à donner à ses œuvres un titre qui en détourne parce que suggérant ou imposant une signification, ou la désorientant ; il numérote ses tableaux, même aléatoirement, ou leur attribue des noms de couleurs.
Jackson Pollock travaillant sur One : Number 31, Lee Krasner en arrière-plan. Photo Hans Namuth, 1950. Copyright Hans Namuth S.A – Fair use.
Nous revoici en 1950, à l’apogée : il connaît un relatif apaisement physique, la légitimation critique, le succès des ventes ; et à l’automne, Namuth, donc, fixe le mythe. Avec Echo: number 25 (1951), la figure fait son retour et le format se réduit. Number 7 (1952) donne ce titre abstrait à une toile figurative. Faut-il repérer là une régression ? Tout cheminement, en art, est-il sans détour ni retour ? Arrêtons-nous pour terminer devant Easter and the totem (1953), sorte de relecture de la Leçon de musique de Matisse : deux univers religieux s’y trouvent rapprochés, combinés, confondus. Il reste alors à Pollock quelques années à vivre, presque infertiles, durant lesquelles le pochard l’emporte sur le créateur. Ce dernier aura eu pourtant le temps et l’énergie de révéler à la peinture américaine qu’elle avait gagné son autonomie, ouvert son avenir
Jackson Pollock dans son atelier – Photo Hans Namuth, 1950 – National Portrait Gallery; Smithsonian , Washington- copyright Hans Namuth S.A. Fair use.
Le film Pollock a été voulu, produit, réalisé et interprété par Ed Harris. C’est dire l’implication de celui-ci, à laquelle s’ajoute sa ressemblance physique avec le peintre. Comme tout « biopic », le film semble d’abord devoir payer aux normes hollywoodiennes le tribut de quelques clichés. Par exemple, concentrant le récit sur les années conjugales de Pollock et Krasner, il met en avant les hauts et les bas de la « romance », de même que le finale reporte l’accident sans suspens où Pollock perd la vie ; ces deux aspects, parmi d’autres, concourent au lieu commun de « l’artiste maudit », inapte ou inadapté au réel, harcelé par ses monstres intimes figurés par l’alcoolisme. Or, ici, de tels clichés sont certes frôlés, mais esquivés. On y échappe surtout grâce au jeu des acteurs, grâce à une reconstitution factuelle et matérielle sans défaut et grâce à un rythme narratif qui fait alterner les intérieurs bondés, enfumés, avec les paysages aérés d’East Hampton et les espaces illimités des tableaux. L’évocation aussi des différents milieux rappelle que, pour être unique, le parcours de Pollock n’est pas solitaire : le couple est entouré d’un cercle familial, de l’essaim des amis artistes (De Kooning, Ruth Kligman,…), d’un groupe de critiques ou galeristes (Greenberg, P. Guggenheim). C’est après les séances de pose pour Namuth que le scénario fait Pollock céder de nouveau à l’alcool, comme si, refusant de contribuer davantage à sa transformation en image, il se résolvait à revenir à lui-même. Serait-elle fatale, quel artiste se soustrait à cette probité ?
Sténographic figure et Pasiphaé. Jackson Pollock, 1943
Photo © AMS, d’après illustrations projetées par S. Guégan
The Totem lesson et Tea cup – Jackson Pollock, 1946
Photo © AMS, d’après illustrations projetées par S. Guégan