« VERMEER DE DELFT »
Vendredi 9 septembre 2022par Cendrine Vivier, historienne de l’art
La Jeune Fille à la perle, film de P. Webber
Le Rijksmuseum d’Amsterdam présentera au printemps 2023 le plus grand nombre de tableaux de Vermeer jamais rassemblés. On sait déjà qu’ils attireront les foules dociles aux prescriptions médiatiques. Il n’est donc pas inopportun de pénétrer au préalable, sur les pas de Cendrine Vivier, dans l’atelier de ce peintre qui a semblé de plus en plus difficile à cerner à mesure qu’il devenait mythique. On ne connaît pourtant de lui qu’une petite quarantaine d’œuvres, et encore certaines attributions sont-elles discutées, et bien des datations, approximatives… Et son aura n’a pas toujours été si vive. C’est Théophile Thoré, alias Burger (1807-1869), journaliste libéral proche de George Sand et fin critique d’art, qui a redécouvert un Vermeer alors oublié, aux œuvres éparses et confondues, l’a réévalué en trois articles de La Gazette des Beaux-Arts en 1866, et a entrepris un premier inventaire de ses créations.
Au milieu du XVIIe siècle, en dépit de la guerre et des conflits religieux, les Provinces Unies connaissent une prospérité assurée par la maîtrise du commerce international, grâce à une flotte de 6000 navires et des comptoirs établis sur tous les continents ; les Compagnies des Indes sont florissantes. Vermeer naît et peint dans ce contexte d’opulence bourgeoise. Mais qui est-il ? On avance que le personnage de gauche, dans L’Entremetteuse (1656), serait un autoportrait. Hypothèses, conjectures. Il reste le « sphinx de Delft », où il a vécu toute sa vie. Son père a été tisserand : est-ce à cause de cela qu’un rideau de brocart ouvre précisément sur L’Atelier du peintre ?… Auprès de qui s’est-il formé ? En 1653, à 21 ans, il entre à la guilde de Saint-Luc et d’abord il réalise des peintures d’histoire qui avouent leur dette à l’Italie (Sainte Praxède ; Le Christ dans la maison de Marthe et Marie ; Diane et ses compagnes). Puis, à partir de 1656, il se consacre à des représentations de ces intérieurs cossus, scènes de genre très codées, qui ont la faveur de la haute société parce qu’elle s’y mire ; c’est ce que font aussi les autres très grands peintres qui ont travaillé avant lui ou en même temps que lui : Jan Steen, P. de Hooch, G. Metsu, Van Mieris, Ter Borch, Maes, G. Dou. Entre eux, comme entre Vermeer et eux, des références précises d’une œuvre à l’autre manifestent les influences réciproques.
L’entremetteuse – J. Vermeer, 1656. Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde. Photo Mauritshuis, De jonge Vermeer. domaine public via Wikimedia Commons
Les thèmes, constamment repris, répétés, évoquent des situations de la vie de tous les jours (la lettre ; la femme à sa toilette ; la femme buvant ; les dentellières ou les cuisinières à leur labeur ; les musiciennes…) La peinture ne se soumet plus aux règles d’un idéal esthétique ni à un univers imaginaire de rois, de héros et de dieux, mais elle fait l’apologie minutieuse de la réalité souvent la plus humble. Or, ce réalisme domestique très apparent est arrangé afin de voiler et dévoiler un message moral, qui n’ôte rien à la qualité de l’œuvre, ni à celle de notre plaisir. La mise en scène des attitudes et des accessoires sert un sens connexe ou clandestin, parfois galant ou grivois, qu’il appartient au spectateur de repérer et de faire sien. Ainsi, dans Le Verre de vin, contrebalançant le motif de la femme enivrée, l’allégorie de la tempérance est présentée dans le vitrail.
Pour chacun de ces thèmes, qu’on ne peut reprendre ici un à un, Cendrine Vivier confronte alors une toile de Vermeer à un tableau d’un de ses contemporains, manière d’en faire apparaître, dans l’iconographie commune, la singularité. Voici, par exemple, face à la splendide Peseuse d’Or (1664) de P. de Hooch, La Femme à la balance : cette dernière est enceinte et vêtue en Vierge Marie, et on ne voit rien sur les plateaux du trébuchet qu’elle tient en équilibre du bout des doigts, au-dessus d’un coffret débordant de perles ; dans son dos, un tableau figure le Jugement dernier. Que dit son geste ? La mesure de la vanité des richesses, des choses matérielles ? Une pesée de l’âme ? De cette vie à naître ? Où s’échappent ses pensées ? Et où s’avance ou s’égare l’interprétation ? N’importe. Nous avons quitté à notre tour le monde représenté pour pénétrer dans un autre, qui n’est ni réaliste, ni psychologique, ni moral, mais qui est tout entier pictural. Nous sommes entrés dans un moment de lumière. Le temps a trouvé là son espace et son volume. Sans doute Vermeer peint-il donc moins la stabilité placide du réel que l’imminence, l’équilibre impalpable d’un trébuchet, cet instant suspendu d’un flottement, le bord d’une attente, d’une promesse, d’une échéance.On comprend qu’il n’ait donné que deux vues d’extérieur, La Ruelle et cette Vue de Delft, reconstituée, devant laquelle Proust a fait mourir Bergotte. Nul besoin, en effet, d’un dehors, qui n’apparaîtra qu’en des paysages fictifs, sur les murs ou sur le couvercle d’un clavecin, tableaux dans les tableaux, qui referment la perspective. Prévalent l’intimité, l’intériorité, et leur intensité. S’il n’invente pas les sujets, on l’a vu, il en allège l’anecdote. Il retranche; il condense ; il filtre.
Que sont L’Astronome (1668) et Le Géographe (1669) ? On a cru reconnaître encore des autoportraits dans ces deux éloges et ces deux personnifications de l’esprit. Avec leurs compas et leurs globes pareils, il savent bien, l’un et l’autre, que le monde peut se mesurer, – mais l’infini qui est en soi ? Enfin, de L’Atelier ou L’Art de la Peinture, l’un de ses plus grands formats, à la fois allégorie et scène intimiste, peint dix ans avant sa mort, on dit que Vermeer l’a conservé auprès de lui jusqu’à la fin. On y retrouve son accord favori d’outremer et de jaune, le dallage noir et blanc, les meubles aux lignes anguleuses, la lumière qui se répand par la gauche, une carte des Provinces Unies. Le lourd rideau théâtralise la scène devant laquelle une chaise nous est offerte, qui nous laisserait encore dans l’ombre d’un autre espace, en deçà du désir. Au centre, au fond, la jeune fille qui tient la pose va simuler pour le peintre la Renommée. Et lui, sphinx toujours, tourne le dos, dérobe son visage et son génie à l’œuvre.
Femme à la balance – J. Vermeer, c. 1664
National Gallery of Art, Washington. domaine public via Google art project.
Le film de Peter Webber, sorti en 2003, est l’adaptation du roman La Jeune Fille à la perle inspiré à Tracy Chevalier par le tableau éponyme de Vermeer. Le sujet tient en une phrase : jeune et misérable, Griet est engagée comme servante dans la maison du peintre Vermeer qui peu à peu la remarque, puis l’introduit dans son atelier et finit par la faire poser en secret pour le tableau fameux. Cette progression narrative est à la fois entravée et enrichie par des conflits domestiques, des tensions, des violences qui contrastent avec la rectitude de la vocation du peintre et, chez Griet, avec une simplicité également impénétrable. Le premier mérite du film est le soin apporté à la reconstitution : celle des rapports entre maîtres et serviteurs, ou entre artistes et commanditaires ; celle de la vie quotidienne au fil des saisons, en des séquences de rue, de marché, de cuisine, de soupers ; celle, très minutieuse, des intérieurs aux lumières frugales, aux pénombres mouvantes, où reluisent les accessoires de la richesse et où mûrissent, confinés, les aigreurs et les désirs. Historique, cette reconstitution est plus encore picturale. Combien de gros plans ou de plans serrés qui rendent hommage au portrait peint de l’époque, de cadrages qui rivalisent avec des tableaux, et combien de tableaux connus qui, sur les murs ou par les scènes elles-mêmes, sont rappelés, indiqués au passage ou furtivement suggérés ! Souci, donc, scrupuleux, de l’image, de sa construction et des couleurs. Et, de même que l’atelier est un lieu réservé, quasi-sacré, où, d’ailleurs, l’on voit peu le peintre au travail, de même le visage juvénile, lisse et rond que Griet tourne vers nous et qui nous interroge – ce teint de neige, ces lèvres entrouvertes, ce regard qu’on dirait distrait dans une sereine extase – retient le mystère glorifié et irrésolu de ce qu’elle est.
L’Art de la peinture – J. Vermeer, c.1666 Kunsthistorisches Museum, Vienne. Domaine public via Google Art Project.