« PEDER SEVERIN KRØYER, maître danois du naturalisme »
Lundi 7 février 2022Conférence de Dominique Lobstein, historien de l’art, commissaire d’expositions.
Le plaisir de recevoir de nouveau à Saintes M. Lobstein se double de celui de parcourir grâce à lui le destin et l’œuvre abondante et si diverse de P. S. Krøyer (1851-1909), dont il a organisé en 2021, au musée Marmottan-Monet, la première exposition monographique présentée en France, saluée de toute part.
Cela commence, dirait-on, comme chez Dickens : né d’un père inconnu et d’une mère maintes fois internée, le jeune garçon est recueilli et entouré par le couple de sa tante maternelle et de son oncle, dont il prendra le nom et qui repère ses dons de dessinateur et encourage sa précocité. Le voici, formation achevée mais encore adolescent, entrant à l’Académie des Beaux-Arts où son maître, Vermehren, le marque, le remarque et l’accompagnera longtemps. A 21 ans, médaille d’or au concours de peinture d’histoire, Krøyer est empêché de venir en France, à laquelle la Prusse fait alors la guerre en s’emparant de l’Alsace et de la Lorraine, après l’avoir faite, en 1864, au Danemark en s’emparant du Schleswig-Holstein. L’été, sur la côte, à Hornbæk, Krøyer peint portraits de pêcheurs et scènes de genre, et notamment La Forge, plus tard exposée à Paris.
L’exécution en est encore académique, mais cette toile lui acquiert un renom et des mécènes fidèles, tel Heinrich Hirschsprung, qui écarteront de lui tout souci matériel. A Paris, enfin, en 1877, appelé par son ami Laurits Tuxen, Krøyer visite le Louvre, l’Ecole des Beaux-Arts, le Salon où il enverra régulièrement des tableaux, et, dans l’atelier de Bonnat, se perfectionne dans l’étude des figures et dans l’art des nuances. De la capitale, il gagne Saint-Malo, Cernay-la-Ville (où il brosse Le Déjeuner des Artistes qui annonce les tablées de Skagen), Pont-Aven, Concarneau.
Sardinières à Concarneau – PS Kroyer, 1879, Musée de Copenhague – Domaine public via Wikiart.jpg
Il représente une population laborieuse – ouvriers, pêcheurs, paysans, « ce qui relève de Zola », dit-il – avec un réalisme qui retient l’œil du public et répond à son besoin d’être surpris. Ainsi avec Dans une sardinerie à Concarneau (1879) ou Les chapeliers de village italiens (1880) et, dès qu’il a rejoint la communauté d’artistes de Skagen, tout au nord du littoral danois, avec Au magasin de ravitaillement… (1882), Pêcheurs sur le sable (1883), Bateaux de pêche (1884), parmi bien d’autres toiles. Il faudrait s’arrêter ici devant La Plage au sud de Skagen (1883) où passe quelque chose du symbolisme romantique d’un C. D. Friedrich. En accord avec le format vertical, dans l’étendue immense et vide d’une plage, et suivant la frange des flots, des traces de pas sinueuses conduisent, sous le ciel sombre, près de la ligne d’horizon placée très haut, à une silhouette infime qui s’éloigne vers la nuit et peut-être le rien
Désormais, Krøyer expose à la fois à Paris et à Copenhague et se consacre tantôt à des portraits de personnes ou de groupes de la grande bourgeoisie et de l’intelligentsia – vastes salons, poses figées, têtes blanches sur habits noirs –, tantôt à cette part de son œuvre la mieux identifiable et qu’il doit aux étés à Skagen : les plages, les soleils, les dunes et les lunes, les éclats de lumière accrochés sur les voiles, les vagues et les visages, sur les corps d’enfants courant nus se jeter dans la mer, sur les fleurs et les feuillages, les nappes et les verres des jardins de vacances.
Enfants au bord de la mer – J. Sorolla, 1903 – Musée des beaux arts de Philadelphie – Domaine public via Wikiart
Ces thèmes et leur traitement s’apparentent, comme l’avance justement M. Lobstein, à ceux de l’Espagnol Joaquin Sorolla, quasi contemporain. Ils disent la plénitude d’un assentiment à la vie d’autant plus radieux qu’il paraît jaillir de l’éphémère ou du banal, de jeux d’enfants, d’une fête entre amis, d’un crépuscule d’été qui s’éternise sur la plage tandis que la mer bat encore à voix basse. Or, ces œuvres qui semblent si fraîches, si aisées, naissent de longs efforts, de centaines de dessins.
Durant dix ans, Marie Triepcke, sa belle épouse, inspire à Krøyer des portraits ravissants et des scènes d’atmosphère gagnées par des tons bleus. Mais, au tournant du siècle, les fragilités de Marie, le travail effréné de l’artiste, d’incessants voyages soutenant sa célébrité internationale, ses propres troubles psychologiques ont raison de leur couple. Bientôt, il perdra la vue. Sa dernière peinture de figures, Veillée de la Saint-Jean… (1906), depuis longtemps entreprise, prend valeur d’adieu et de testament : dans la nuit, autour du foyer célébrant le solstice d’été, un chœur de personnages, éclairés ou dans l’ombre, rassemble, reconnaissables, la famille et les amis, absents ou présents, les morts et les vivants.–
Double portrait – Marie et PS Kroyer, 1889 – Musée de Skagen – Photo HB