« L’ART DE L’ESTAMPE AU JAPON, du XVIIe AU XIXe S. »

Vendredi 13 mai 2022

Conférence de Béatrice Quette, Conservatrice des collections asiatiques au Musée des Arts Décoratifs.

       Pour nous permettre de mieux suivre l’évolution de l’estampe japonaise entre le XVIIe et le XIXe s., c’est-à-dire jusqu’à Hokusai et Hiroshige, Mme Quette prend d’abord le soin utile de rappeler le contexte historique. Durant deux cent cinquante ans, entre 1615 et 1868, et après des siècles de guerres claniques, le Japon aura connu la paix et la prospérité sous la dynastie Tokugawa : ainsi peut se résumer la période Edo, du nom de village de pêcheurs dont le shogun, chef administratif et militaire, a résolu de faire sa capitale, qui deviendra Tokyo, tandis que le pouvoir impérial demeure à Kyoto. Période certes autarcique (les frontières sont fermées, et seuls les Hollandais sont autorisés à commercer sur l’île de Dejima), mais de fort développement économique et culturel. Dans les centres urbains en plein essor, théâtre, poésie, calligraphie connaissent un âge d’or. Les grands féodaux (daimyo), tenus de résider un an sur deux à Edo, s’y font construire de riches demeures, luxueusement décorées, et la bourgeoisie aisée se divertit au théâtre (nô ou kabuki), dans les quartiers des plaisirs, dans les maisons de thé et ces « maisons vertes » où se rencontrent des courtisanes chanteuses, musiciennes, parfois très cultivées. Témoignages de l’époque, des objets raffinés tels que paravents, panneaux coulissants, éventails, laques, céramiques, inros, nécessaires à thé, boîtes à compartiments, servent de supports à l’évocation de scènes tirées de la littérature classique médiévale.

 Nanban Byôbu, dit L’arrivée des Portugais
Paravent. Musée national des arts anciens, Lisbonne. Auteur Sailko, Licence CC BY 3.0. Domaine public.

L’estampe ou okiyo-e (« image du monde flottant ») met en forme stylisée le monde, cherche à capturer l’éclat de sa beauté, la grâce de l’instant. Importée de Chine au VIIIe s., elle vient du livre : gravée sur bois et imprimée en noir et blanc, elle est, à l’origine, l’illustration d’un texte dans lequel elle doit s’insérer. Hishikawa Moronobu (1618-1694), qui délaisse les sujets traditionnels de l’ancien Japon en faveur de thèmes quotidiens, hédonistes, est le premier à s’affranchir du texte et ne garder que le dessin, qu’il est aussi le premier à signer (Beauté se retournant ; Rouleau peint des maisons du nord et du théâtre kabuki, 1672-1689). L’estampe est devenue une image autonome, un art indépendant. Sa technique exige la dextérité dans trois métiers. Le dessinateur livre un simple tracé à l’encre noire, à un graveur qui l’applique à l’envers sur un bloc de merisier et en creuse les formes. Le pinceautage après l’impression a été remplacé par des planches colorées – une pour chaque couleur –, des repères sur le rebord de bois permettant d’ajuster la feuille à chaque passage. L’imprimeur frotte alors le papier appliqué sur la planche à l’aide d’un baren, sorte de tampon dont il peut jouer pour des effets d’estompe. Relativement aisée à produire et reproduire, peu chère, vendue à un vaste public, collée sur les murs ou collectionnée en albums, l’estampe diffuse des portraits d’acteurs célèbres, de courtisanes donnant le ton (Toyonobu, Trois portraits de femmes, c. 1750), de lutteurs, de héros légendaires, des vues de sites fameux, des fêtes (Kiyonaga Torii, Pique-nique sous les cerisiers en fleurs…), des instantanés du quotidien (Suzuki Harunobu, Beauté sur la véranda, c. 1767), des scènes érotiques (shunga) parfois très crues, euphémisées sous le joli nom d’ « images du printemps ». A ces dernières, Utamaro (1750-1806) doit une part de sa célébrité, mais son inspiration ne s’y réduit pas. Dans le triptyque Pêcheuses d’abalones, où les vagues sont indiquées par le gaufrage, il dessine de sensuelles créatures, entre terre et mer, comme entre mythe et réalité. Peintre de femmes longues et fines, son audace et sa suggestion du mystère éclatent dans Femme se poudrant : c’est la nuque flexible et dégagée qui attire le regard et occupe l’essentiel de la feuille, alors que le visage lui-même n’apparaît que partiellement, en reflet dans le miroir, en bas à gauche. De l’énigmatique Sharaku, à la carrière extrêmement brève, il faut retenir les étonnants portraits en très gros plans, à la limite de la caricature, d’acteurs de kabuki. Enfin vint Hokusai (1760-1849), à qui sa longévité et sa créativité vertigineuse auront permis de tout dessiner, avec une simplicité apparente et une précision de naturaliste, des animaux de toutes sortes, des scènes du quotidien, des shunga effrénés, des samouraïs légendaires ou de sublimes paysages, en variant les couleurs, les points de vue, la composition, la mise en page, accumulant 4000 dessins dans sa Manga et produisant des séries fameuses comme les Trente-six vues du mont Fuji ou la Tournée des cascades de toutes les provinces.

Hiroshige (1797-1858), lui aussi prolifique, s’adonne à son tour, mais pas exclusivement non plus, aux études de paysages et aux séries comme Les Cinquante-trois stations de la route du Tokaïdo ou les Cent vues d’Edo dont les compositions novatrices jouent sur les différents plans.

Procession d’un Daimyo – Hishikawa Moronobu, 1681 – Coll. Château de Coll. Clarence Buckingham, Art Institut Chicago. Domaine public.

En 1853, quand les Etats-Unis forcent le Japon à ouvrir ses frontières, c’en est fini de l’ère Edo. Déferle bientôt sur l’Occident la « grande vague » des « japoneries » (Baudelaire) qui ravit l’Exposition universelle de 1867 et que propagent, parmi d’autres, les marchands S. Bing et Tadamasa Hayashi, ou des voyageurs comme Cernuschi ou T. Duret (natif de Saintes!). On sait quel engouement l’estampe suscite alors chez Manet, Degas et Monet, chez Zola et Goncourt, chez Van Gogh, Vallotton, et Toulouse-Lautrec, et quel renouveau esthétique.

Le pavillon du Japon, exposition universelle de 1867. Le Monde illustré, 31 08 1867.Source gallica bnf. fr – Bnf . Domaine public.

Notre soirée se prolonge par la projection non du film annoncé, Miss Hokusai, qui n’est plus distribué, mais du documentaire de Jean-Pierre Limosin, Visite à Hokusai, produit en 2014 par Arte et la RMN à l’occasion de la rétrospective exceptionnelle qui avait lieu au Grand Palais. On parcourt à la fois la vie du maître et sa production incomparable, tant elle est abondante et variée, toutes les deux scandées d’autant de périodes différentes que de changements de noms …

Femme debout sous une véranda, à l’extérieur d’une pièce avec une fêteSuzuki Harunobu, c.1765. Museum of Fine Art, Boston. Domaine public via Wikimédia Commons.