« Les peintres symbolistes et l’éditeur Deman (1857-1918) , vers une nouvelle conception du livre illustré »
Vendredi 10 novembre 2023Conférence de Nicole Tamburini, historienne de l’art
Voilà bien un sujet rarement abordé, un petit domaine des arts décoratifs, mais qui s’inscrit néanmoins dans la grande histoire de l’art. Il retrace l’évolution du livre illustré, de la fin du XIXe au début du XXe siècle, conduite par Edmond Deman, libraire, éditeur belge à la tête d’une petite maison d’édition, bibliophile passionné et inventeur d’un nouveau type de livre pensé comme un objet décoratif.
Stéphane Mallarmé, dont Deman a édité les tout derniers recueils rêvait d’un « livre architectural et prémédité », E. Deman a réalisé ce prototype du livre d’artiste, ancêtre des « beaux livres ». Faisant fi des deux conceptions classiques de l’ornementation du livre, à savoir d’une part la conception architectonique avec le respect absolu du rectangle typographique, et d’autre part la conception libre. Avec une mise en page aérée, agrémentée d’éléments décoratifs, il révolutionne l’édition de son époque.
Les Heures Claires. E. Verhaeren. Ed. Deman, 1896. Plat supérieur et contreplat. Source Gallica.bnf.fr. Domaine public via Bnf.
Les Heures Claires. E. Verhaeren. Ed. Deman, 1896. Frontispice avec papillons (sur soie). Source Gallica.bnf.fr. Domaine public via Bnf
Autoportrait avec palette. Théo van Rysselberghe, 1916. Source : en.artsdot. Domaine public via wikimédia commons. CC.BY.NC.SA4
Il ne travaille qu’avec des artistes, essentiellement symbolistes, d’avant-garde, tous vivants, anarchistes, version utopistes, résolument tournés vers l’avenir. Ces poètes, dramaturges, écrivains, artistes peintres, graveurs, dessinateurs vont collaborer ensemble pour le renouveau des livres d’art. La modernité de cet éditeur se traduit par son refus de chercher des modèles dans le passé et par son choix systématique de l’avant-garde. L’intensité de sa vie professionnelle se manifeste non par la quantité des livres publiés (son catalogue complet ne comporte que 54 ouvrages), mais par la qualité de ses réalisations et l’importance de leurs auteurs.
Il inaugure son travail d’éditeur avec Les Soirs, premier volume de la Trilogie Noire, éditée entre 1888 et 1891, composée de trois recueils de poésies d’Émile Verhaeren, véritable manifeste du symbolisme et livre révolutionnaire qui rompt avec les traditions de l’édition. Plus tard, les Limbes de lumières de Gustave Kahn (1897) sont illustrées par Georges Lemmen. La Trilogie Sociale d’Émile Verhaeren, éditée entre 1893 et 1898, est illustrée par Théo Van Rysselberghe. Outre ces artistes, Deman édite Maurice Maeterlinck (1862-1949), Georges Rodenbach (1855-1898), Villiers de l’Isle-Adam (1838-1889), Barbey d’Aurevilly (1808-1889). Renoir, Manet, Odilon Redon, Maurice Denis vont illustrer leurs œuvres ; toutes sont signées de la marque au flambeau dessinée par Fernand Khnopff et qui est la signature des éditions Deman.
Portrait de Madame Monnom, belle-mère de l’artiste. Théo van Rysselberghe, 1900. Coll.privée. Domaine public
Histoires souveraines. A. Villiers de L’Isle-Adam. Edition Deman,1899. Illustrations T. van Rysselbergh. Source Ottawa University. Domaine public via archive.org.
Histoires souveraines. A. Villiers de L’Isle-Adam. Edition Deman,1899. Illustrations T. van Rysselbergh . p.26 et 27. Source Ottawa University. Domaine public via archive.org.
À cette époque, Deman est le seul à manifester cette exigence extrême de la qualité et le souci de la belle ouvrage. En effet, à la même date, l’édition française stagne dans la répétition des modèles anciens, sans cesse recherchés par les amateurs. Même constat de cette stagnation en Angleterre où l’édition se complaît dans l’imitation du passé, sans aucun caractère artistique. Le mouvement Arts and Crafts (Arts et Artisanats), influencé par le Gothic Revival semble tourné vers le passé. Cependant, sous l’impulsion de William Morris, écrivain et créateur des éditions Kelmscott Press, il évolue vers la réhabilitation des arts appliqués, considérés comme mineurs. Il sera à l’origine du design (création de tissus, de mobilier, de papiers peints, d’objets, etc.). Cela inspire, à Londres, le travail d’édition quasi manuel du jeune couple Pissarro, Lucien (fils du grand Camille Pissarro) et Esther, fondateurs d’Eragny Press.
The Kelmscott Chaucer. Edité par William Morris, 1896. Université de Stanford. Institut culturel Google. Domaine public via Wikimedia Commons
Marque éditeur ELP Esther et Lucien Pissarro. Colophon Eragny Press. Source J. Shelton. Copyright Elstonpress.
À l’opposé, la conception de Deman cherche non pas à illustrer un texte, mais à l’accompagner et à le souligner par une évocation visuelle, celle-ci dût-elle passer par l’hallucination, maître mot du symbolisme. Ainsi le livre est autant donné à lire qu’à regarder et à toucher. Les ouvrages édités par Deman à un tirage maximum de 300 exemplaires, ornementés plus qu’illustrés, grâce à l’intégration absolue du texte et de l’image, donnent une nouvelle définition du livre : un monument idéal.
D’ailleurs, selon Stéphane Mallarmé : « Le monde est fait pour aboutir à un beau livre. »
Publicité pour souscription. « Les Soirs », Revue l’Art moderne, 5 juin 1887. Source digistore.bib.ulb.ac.be. Domaine public
Le sphynx, Félicien Rops, 1879. Coll. privée. Photo Jojan, Licence CC-BY-SA-4, Domaine public via Commons
Les Poemes d’Edgar Poe. Ed. Deman, 1888. Traduction S. Mallarmé, Dessins Edouard Manet. Source Gallica.Bnf. Domaine public via Bnf
Les Poemes d’Edgar Poe. Ed. Deman, 1888. Traduction S. Mallarmé, Dessins Edouard Manet. Source Gallica.Bnf. Domaine public via Bnf
Les Poemes d’Edgar Poe. Ed. Deman, 1888. Traduction S. Mallarmé, Dessins Edouard Manet. Source Gallica.Bnf. Domaine public via Bnf
Marque Editions Deman, trois versions. Fernand Khnopff, 1888. Photo AMS, prise pendant la conférence