« 1789 : LES DERNIERS JOURS DE VERSAILLES »

Vendredi 14 janvier 2022

Conférence de M. Alexandre MARAL, conservateur du patrimoine au château de Versailles

      Comment les débuts de la Révolution ont-ils été perçus à Versailles ? Deux temporalités se heurtent alors : celle de l’Histoire et celle de la Cour. A Versailles, le système du pouvoir, légué par Louis XIV, rodé depuis 1682, fonctionne de façon immuable. Le portrait officiel de Louis XVI, par Collet, exposé au Salon de 1789, est significativement une citation de celui de Louis XIV par Rigaud (1701) comme de celui de Louis XV par Van Loo (1763) : même mise en scène, même posture, même composition, mêmes objets symboliques disant la relation entre le pouvoir royal et le pouvoir céleste.

Ouverture des États Généraux à Versailles le 5 mai 1789 . Par Duclos, d’après Charles Monnet 1794 – National Gallery of art, Washington. Coll. Rosenwald. Domaine public.

Les journées du monarque sont elles aussi réglées, ritualisées, de même que, selon leur déroulement, est codifiée une occupation de l’espace palatial que nous suivons sur une carte et un plan. Depuis l’extérieur, tous les axes conduisent vers le centre de l’édifice, la chambre du roi, cœur battant du pouvoir. Or, quand, le 5 mai 1789, les Etats généraux se réunissent dans l’hôtel des Menus-Plaisirs, pour la première fois le pouvoir se déplace hors du palais. On voit, sur les gravures, le roi siéger au fond, ayant à sa droite les représentants du clergé, à sa gauche ceux de la noblesse, en face de lui ceux du tiers état : topographie parlante là encore, mais provisoire.
       Le 17 juin, le tiers état, qui réclame un mode commun de délibération, en appelle à l’arbitrage du roi, lequel menace puis se dérobe : la Révolution se fera sans lui. L’assemblée, en se disant désormais « nationale », s’empare du pouvoir législatif et, trois jours après, par le fameux serment du Jeu de Paume, du pouvoir constituant. David recevra commande, deux ans plus tard, d’un tableau commémorant cet instant ; il ne l’achèvera pas, mais un minutieux dessin préparatoire montre Bailly juché, près de Sieyès, au milieu des députés dressés et les mains tendues, tandis que, à droite, assis et bras croisés, Martin d’Auch refuse seul de jurer. Intransigeance de la noblesse, hésitation du clergé, effacement du roi ; œillères ou égarement : qui discerne alors ce qui se produit ?

1789 – Le serment du Jeu de Paume – Estampe de Jazet, d’après David. Gallica.bnf.fr

 

      Assurément pas la reine, qui ne mesure pas sa propre impopularité. Depuis l’affaire du collier (1785) qu’un pamphlet virulent vient de relater, elle est la cible aussi d’écrits graveleux qui la présentent en étrangère adultère et lubrique : on sait que la rumeur la plus folle, aux oreilles complaisantes, passe pour véritable. Le portrait officiel peint en 1787 par Mme Vigée Le Brun devait pourtant restaurer son prestige, apitoyer l’opinion : elle y compose une manière de « sainte famille » avec ses trois enfants et un berceau vide, et figure sans collier près d’un serre-bijoux fermé… Dans les jours qui suivent le 14 juillet, Versailles commence à se vider. L’amie de la reine, Mme de Polignac, dont Mme Vigée Le Brun a donné également un délicieux portrait, part pour l’exil. Dernières dates décisives dans le cadre du propos : les journées d’octobre. Le 5, alertées, affamées, les femmes de Paris prennent le chemin de Versailles ; c’est le peuple enfin, les pauvres, les anonymes, qui apparaissent. Lafayette, dans la nuit, les rejoint avec 15000 hommes pour maintenir le calme. Le lendemain, pourtant, le château est envahi aux cris de « A mort la reine ! », puis évacué. Par cinq fois, le roi doit paraître sur le balcon, la reine ensuite, finalement acclamée ; son courage n’a d’égal ici que la versatilité de la foule. Puis le roi, fidèle à l’engagement pris, se met en route vers Paris. Avec lui, le pouvoir quitte Versailles. Le palais entre alors en sommeil.

Marie-Antoinette – dite à la rose – E. Vigée Le Brun – Coll. Privée. Photo Ladyreading.net – Domaine public via Wikimédia.

         Le film de B. Jacquot Les Adieux à la Reine (2011), visuellement très réussi, méritait bien d’être revu à la lumière de la conférence. Du 15 au 18 juillet 1789, d’un Versailles clos sur soi, d’où l’on va bientôt chercher à s’échapper, et à l’intérieur duquel on ouvre ou ferme des portes innombrables, on assiste à l’affrontement entre un peuple quasi-invisible et les intrigues minuscules d’une caste aveugle. A la fin, la disparition d’une pendule marque l’entrée dans un temps sans mesure, comme la fuite ouvre à un espace inconnu. Trois femmes – la reine (Diane Kruger), sa lectrice fictive (Léa Seydoux) et Mme de Polignac (Virginie Ledoyen) – auront joué cette pavane pour une société aux abois, mais c’est le palais le personnage principal, ses escaliers de service, ses demi-jours de cuisine, ses couloirs nocturnes où les flammes des chandelles frémissent au souffle des nouvelles chuchotées, des ragots ricanés, des hâtes, des effrois – parcours obscurs, ponctués de chutes, qui révèlent un monde secret et d’autant plus mouvant et varié qu’il contraste avec les fastes figés de l’apparat de surface. La jeune lectrice reste jusqu’au bout partagée entre les deux mondes : elle abandonne sur ordre finalement Versailles, mais dans les atours et sous le nom d’une duchesse hautaine et terrifiée. La berline qui l’emporte l’efface de l’Histoire.