« GIDE & VUILLARD – LES CERCLES ARTISTIQUES A LA FIN DU XIXème SIECLE »

Vendredi 15 octobre 2021

Conférence de Madame Nicole Tamburini, historienne de l’art.

       Si singulière qu’elle paraisse, une œuvre n’est pas isolée. Elle naît et résonne de courants et de confluences au sein d’un monde où se rencontrent beaux-arts, littérature, musique. A la charnière des deux siècles précédents, ce monde s’anime dans des salons de la bourgeoisie éclairée et fortunée, sortes de cénacles dont le nom des membres ferait aujourd’hui rêver… Qu’est-ce donc qui a rapproché alors Gide et Vuillard ? Autant sans doute qu’à la sociologie, leur proximité  relève  de dispositions communes de leurs sensibilités.
     Voici la photo fameuse du jeune Gide en romantique, et son portrait par Théo van Rysselberghe. Voici, en parallèle, une photo de Vuillard et un autoportrait (c. 1888). De lui, Signac écrit qu’il est « nerveux et chercheur » et qu’ « il comprend à merveille la voix des choses ». Gide et lui ont le même âge, à un an près. Tous deux sont marqués par leur éducation religieuse, un roide puritanisme familial, des mères aussi présentes que pesantes. Tous deux accordent à la musique une attention passionnée ; tous deux viennent du Symbolisme, dont la figure centrale est pour eux Mallarmé, qu’ils fréquentent tous les deux. Enfin, tous deux hantent les mêmes cercles, et, d’abord, celui des frères Natanson (fondateurs de l’illustre Revue blanche, carrefour, et non chapelle, des modernités en cours) dans leurs demeures de « La Grangette », à Valvins, puis du « Relais » à Villeneuve-sur-Yonne.

Portrait d’André Gide (1908).Théo Van Rysselberghe.Catalogue de l’exposition « André Gide » 1970 Bibliothèque nationale Collection particulière. Domaine public, via Wikimedia Commons (CC-PD)

 

Pour l’appartement des Natanson, Vuillard peint, en 1895, cinq grands panneaux décoratifs. Autres salons où s’entrecroisent les relations et les affinités : celui d’André Fontaine, ingénieur, conseiller d’État, apparenté par sa femme aux Lerolle et à Ernest Chausson, et qui accueille musiciens, peintres, écrivains ; et celui du couple luxembourgeois des Mayrisch qui collectionnent l’art contemporain, c’est-à-dire Bourdelle, Maillol, les néoimpressionnistes, les nabis.

       Par les nabis, Gide a été attiré tôt. Il racontera dans Si le grain ne meurt… comment, en 1889, il a rencontré par hasard, au Pouldu, cette peinture et Gauguin et Sérusier eux-mêmes. Et il confirme cet intérêt par des achats. Il acquiert, et gardera jusqu’en 1928, l’Hommage à Cézanne de Maurice Denis, qui dérive de l’Hommage à Delacroix de Fantin-Latour : autour du chevalet central où est reproduit Compotier, verre et pommes du maître d’Aix, on identifie O. Redon, Vuillard, Vollard, M. Denis, Sérusier, Ranson, Ker-Xavier Roussel, Bonnard et Marthe Denis. Nouvel achat en 1908 : le portrait de Thadée Natanson (1907) par Vuillard. Ce dernier, de son côté, lit Gide, en particulier La Porte étroite (1909), récit dans lequel il peut projeter son amour muet pour Misia Natanson.
       Au Salon de 1905, là même où le Fauvisme éclate, il expose pour sa part cinq panneaux de scènes d’intérieur déjà installés chez le docteur Henri Vaquez. Gide, enthousiaste, trouve alors de fines formules : « [Vuillard] se raconte intimement… Il parle à voix basse comme il sied pour la confidence… Il est d’une mélancolie […] qui garde un vêtement de tous les jours. » De ses ouvrages de décorateur pour le Théâtre de l’Œuvre de Lugné-Poe, le peintre a retenu la technique de la détrempe : elle exige un travail rapide et donne au tableau un aspect mat qui assourdit les couleurs. L’espace de la toile, en refusant la profondeur, crée sa propre logique dimensionnelle, plane et plate, soulignée par les motifs envahissants des papiers peints, et suscitant une atmosphère de confinement, d’une intimité quotidienne ritualisée, féminine, étouffée, étouffante parfois, d’une quiétude apparente et douillette. Scènes figées et silencieuses, dont les personnages aux traits imprécis ne communiquent pas. Comme on se croit loin du plein-air des Impressionnistes, du moindre déjeuner sur l’herbe ! Pourtant, les lumières mouvantes de la sensualité et ses délicatesses ne sont pas étrangères aux toiles que Vuillard consacre à Misia Natanson et plus tard à Lucy Hessel.

Hommage à Cézanne -1900. Maurice Denis. collection Musée d’Orsay. Wikiart, Domaine public via Wikimedia Commons

         Il tend peu à peu vers un art tempéré, plus réaliste dans la facture de ses portraits du tout-Paris des années 20 et 30. Dans ceux, par exemple, de Marie-Laure de Polignac, de Jeanne Lanvin, de Lucy Hessel, on dirait le décor plus important que le modèle. « Je ne fais pas des portraits, dit-il, je peins les gens chez eux. » Il semble toutefois que son portrait de Bonnard regardant son propre tableau ou l’autoportrait de 1933 où il se figure, dans le miroir, en train de se laver les mains, aient à nous dire autre chose : Vuillard désormais, détaché depuis longtemps du Symbolisme, tout comme Gide, et peu tenté de se donner pour un « mystique de la palette », en humble « magicien des petits miracles de la vie quotidienne » (J. Cassou), rejoint la lignée des Le Nain, Chardin, Corot. Nul n’échappe à son classicisme intérieur.