« LOUISE BOURGEOIS (1911-2010) : TRANSFERER LES EMOTIONS »
Vendredi 17 mars 2023Conférence de Cendrine Vivier, historienne de l’art
« Tous mes sujets trouvent leur source dans mon enfance », dit Louise Bourgeois. Dès lors, pour présenter et commenter sa création, l’angle biographique serait une facilité réductrice : l’œuvre n’est pas que récit ou symptôme, ni l’art que thérapie. Placer plutôt cette œuvre dans l’éclairage de la psychanalyse ? Mais Louise Bourgeois le fait elle-même, qui connaît son Freud et ses conceptualisations et sait en jouer avec ironie, ou les déjouer. Avec raison, Cendrine Vivier choisit pour nous de suivre librement la chronologie, parce qu’elle permet d’embrasser l’évolution et peut-être, à travers l’emploi de matériaux très variés, la progression de cette œuvre, le filage et le tissage de ses thèmes et de ses métaphores, dans leurs réalisations plastiques polymorphes, complexes, inclassables, provocantes, où l’intime physique ou mental le plus singulier – douleur ou jouissance –, peut, ainsi montré et non pas représenté, toucher à l’universel. Et notre conférencière d’illustrer son propos d’un grand nombre de photographies (*).
Louise Bourgeois, Les Mains accueillantes, 1996, Jardin des Tuileries, Paris. Photo © Rob Vos, site Shakerfingen.nl.
Sa naissance, en 1911, dans une famille aisée de restaurateurs de tapisseries anciennes, place Louise Bourgeois sous le signe, dirait-on, de Pénélope, d’Arachné, des Parques. Toujours il lui faudra réparer, recoudre, retrouver le fil perdu, ce qui s’est noué, dénoué, rompu, tranché, dans les enchantements et les traumas de l’enfance, entre son père volage, à l’autorité humiliante, et qui souhaitait un fils, et sa mère possessive qui consent en silence. Etudes suspendues, reprises, sa formation hésite entre Sorbonne et ateliers ou académies de beaux-arts : la géométrie l’attire pour son abstraction, le dessin, par sa capacité à figurer. En 1938, elle épouse l’historien de l’art Robert Goldwater, et la voilà américaine, new-yorkaise. Bientôt commence sa carrière d’artiste. Elle a toujours dessiné, sur tous les supports, gravé aussi : « Le dessin est indispensable, parce que toutes ces idées qui viennent, il faut les attraper comme des mouches quand elles passent… » Et elle a toujours écrit, tenant son journal depuis l’âge de douze ans, et toujours commenté ses œuvres. L’écriture est un dessin, et réciproquement, l’une et l’autre en lien direct avec la main, le corps, la pulsion, ce dont témoigne Le Désir, constitué de la répétition de l’inscription « Je t’aime ». Quant à la gravure, elle la pratique dans les années 40-50 et à la fin de sa carrière, et elle donnera au MoMA, en 1990, les archives de son œuvre gravé. Sa première exposition personnelle, de douze toiles, en 1945, annonce la série des « Femmes-maisons » où l’imbrication du corporel et de l’architectural accorde les suggestions antithétiques de l’intériorité et du dehors, du refuge et de l’isolement, du foyer domestique, maternel, aussi protecteur qu’étouffant. Ce sont ces dualités, ces ambivalences, que montrent ses sculptures à compter de 1947, d’abord figures longitudinales en bois, sortes de totems où, par exemple, contrastent le noir et le rouge (The Blind leading the blind, 1947-49) ou passent des accents africains (Sleeping figure, 1950). Ainsi le matériau psychique de mémoire inconsciente, des souvenirs, associations, sensations, désirs, fantasmes, touchant le corps, le sexe, le genre, le couple, se révèle, s’articule et se transfère dans le médium des matériaux réels les plus divers : bois, bronze nu ou peint (Brother and Sister, 1949), plâtre (Torse/Autoportrait, 1963), fer recouvert de plâtre (Spiral/Summer, 1960), latex (Portrait, 1963), cire, résine, tissu… Lair (1963), « tanière » en latex, La Fée couturière (1963), bronze peint, suspendu à un fil, du nom de cet oiseau qui coud son nid dans de grandes feuilles végétales, disent toutes deux et tout ensemble la précarité et la sécurité, le repli et l’ouverture
Louise Bourgeois, série de trois Femmes-Maisons, 1945-1947, Tate Modern, Londres. Copyright The Guardian. Cliché Christian Sinibaldi. Licence Fair Use, via Commons.
Cette œuvre prolifique que son refus des filiations et des influences fera associer à « l’abstraction excentrique », est entrée assez tôt dans les musées américains mais n’est remarquée en France que dans les années 80. La sculpture emblématique de cette époque est peut-être l’ambiguë Fillette (1969), phallus en latex, suspendu lui aussi, démesuré, que fera connaître la narquoise photo de Mappelthorpe. Louise Bourgeois dit, non sans paradoxe, voir une délicate fragilité dans cet attribut triomphal, alors que le titre choisi creuse une équivoque délibérément dérangeante. Même sens à double face dans la série au titre plus explicite des Janus, où se mêlent ou s’inversent et se confondent les signes sexuels du féminin et du masculin. A compter de 1967, la plasticienne travaille le marbre. Cumul 1 (1969) présente un soulèvement de multiples phallus sous un drapé quasi baroque, berninien, incitant à retirer ce voile illusoire et fascinant du vu, à dessiller l’œil : dans Le Regard, une fente s’ouvre qui est œil et sexe à la fois.
Portrait de Louise Bourgeois tenant « Fillette ». Photo AMS, conférence Bourgeois. Copyright Cendrine Vivier. Cliché projeté copyright Tate et Robert Mappelthorpe.
Sa première installation, en 1974, Destruction du père, convie à une sorte de repas cannibale, qui est la mise au jour, la mise en scène et la mise en pièces de la figure paternelle : réactivation, ressentiment, exorcisme. Plus tard, Nature Story, bronze miroitant, est un animal acéphale, masculin mais doté de seins, tandis que She Fox, marbre noir sans reflet, funèbre, animal mutilé lui aussi, mais féminin, cache et/ou écrase sous lui un petit être tapi. Twosome (1991) se compose d’un énorme cylindre noir monté sur roues et sur rails, auquel un moteur permet de pénétrer dans un cylindre rouge plus grand : à l’image archétypale ostensiblement sexuelle s’ajoutent celles, toujours ambivalentes, de la mère et de l’enfant, de l’acceptation et du rejet, de la séparation et de la réunion,… La polysémie joue à plein aussi dans la série des Cells (« cellules ») dont le titre renvoie simultanément à l’univers organique, au monde monacal et au système carcéral. Le public peut tantôt y regarder de l’extérieur des objets symboliques, des sculptures antérieures, des miroirs, tantôt y pénétrer et s’inclure, s’enclore en ces cages où se retrouver, où retourner au plus intime, à l’essentiel, au primordial : le commencement et la fin. Louise Bourgeois meurt deux ans plus tard, à l’âge de 99 ans.
Exposition Bourgeois, 1984, Tate Modern, Bankside Artist Rooms, Londres. Cliché F. Romero, licence CC-BY-2, via Wikimedia Commons.
Elle a inventé dès 1994 son œuvre sans doute la plus célèbre, déclinée en de nombreux formats, jusqu’à neuf mètres de haut, la géante araignée Maman. Oui, encore le fil, encore les aiguilles des fines pattes acérées ; encore la mère protectrice qui peut ici accueillir et abriter les visiteurs entre ses membres, mais qui, « métaphore émotionnelle » toujours double, dégoûte également, angoisse et piège et dévore dans sa toile. Et encore tisser, réparer, retisser : travail même et processus de la création artistique. Qu’est-ce donc, en effet, qu’être artiste, sinon peut-être sans répit chercher, à travers la reconquête des symbolisations et leur élaboration dans la matière, « une façon de se reconnaître soi-même » (Louise Bourgeois) ? Et Cendrine Vivier achève sa conférence en nous invitant judicieusement à regarder du côté des œuvres contemporaines de Sophie Calle ou de Christian Boltanski.
Louise Bourgeois, Maman, 1999. Nocturne au Guggenheim Bilbao. Cliché Pixellilo. Licence CC-BY-4, via Wikimedia Commons.
(*) La plupart des photographies des œuvres de Louise Bourgeois ne sont pas libres de droit ; nous ne pouvons donc en donner ici que quelques-unes.
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Le film initialement programmé Louise Bourgeois, l’araignée, la maîtresse et la mandarine (2009), d’Amei Wallach et Marion Cajori , n’étant plus distribué, n’a pu être projeté.
Louise Bourgeois, Femme-couteau, 1969, coll. particulière. Photo AMS conférence Bourgeois. Copyright Cendrine Vivier.