Nicolas de Staël, un génie tragique
Vendredi 18 octobre 2024Par Cendrine Vivier, historienne de l’art

Quelle lecture faire de l’œuvre de Nicolas de Staël ?
La carrière de ce peintre, qui s’étend de 1940 à 1955, est très courte et a souvent été lue à la lumière de son destin tragique, marqué par son suicide. Toutefois, il convient de se détacher d’une vision déterministe et de s’intéresser avant tout aux faits, de se concentrer sur le travail même de l’artiste pour mieux le comprendre.
Origines et jeunesse
Nicolas de Staël est un peintre d’origine russe, né en 1914 à Saint-Pétersbourg dans une famille de noblesse immémoriale, les von Holstein. Son père, commandant de la forteresse Pierre-et-Paul, et sa mère décèdent à un an d’intervalle après que la famille a été contrainte à l’exil en 1919, à la suite de la révolution russe. Orphelin dès 1922, Nicolas est recueilli avec ses deux sœurs par la famille Fricero à Bruxelles, où il reçoit une éducation classique et s’enthousiasme pour le grand poète latin Virgile. Il s’intéresse très tôt à la peinture, malgré les réticences de son père adoptif, qui le destinait à la profession d’ingénieur.
Voyages et découvertes (1933-1946)
En 1933, il s’inscrit aux Beaux-Arts de Bruxelles et à l’Académie des beaux-arts de Saint-Gilles, où il suit les cours de Georges De Vlamynck, qui l’engage comme assistant pour le pavillon du Verre d’art de l’exposition universelle de 1935. S’ouvre ensuite une période de voyages : en France (le Midi et Paris), puis en Espagne qu’il parcourt à bicyclette. Il y découvre Madrid, Tolède, l’Andalousie et les grands maîtres espagnols. Il prend des notes et esquisse un grand nombre de croquis dans des carnets qui vont lui permettre d’expérimenter ce qui va devenir une toile. Toute sa vie, il conservera cette méthode de travail : le croquis précède toujours la peinture. Sa rencontre avec les œuvres des grands maîtres espagnols et le soutien d’un collectionneur, qui finance un voyage au Maroc, confortent sa forte fascination pour l’art.
À Marrakech, en 1937, il rencontre Jeannine Guillou, également peintre, une figure clé de sa vie. Leur relation, marquée par des sacrifices, est un élément fondamental de son parcours créatif. Avec elle, il se rend en Italie. De septembre 1940 à août 1943, il peint différents portraits de Jeanine dans un style figuratif qui n’est pas sans rappeler celui du Greco, qu’il a admiré lors de son voyage en Espagne. Il peint beaucoup mais détruit tout autant. En 1940, il se trouve à Nice, où il fait la connaissance d’Alberto Magnelli. En 1942,naît leur fille Anne. Cette année marque aussi son passage à l’abstraction, mais pour cet artiste, la distinction entre abstrait et figuratif n’est pas valide.
Nicolas de Staël, Vue de Cassis, 1934, photos AMS
Nicolas de Staël, Portrait de Jeannine (1941-2), photo AMS.
La famille part ensuite à Paris l’année suivante. Jeanne Bucher, la galeriste, expose ses œuvres aux côtés de celles de Domela et de Kandinsky en 1944. « Staël, votre palette, c’est du velours. Je dis plutôt que c’est peint à la pâte dentifrice », lui déclare-t-elle, soulignant ainsi le jeu sur la matière avec les couleurs qui se superposent, l’utilisation du couteau, de la spatule. Braque, qui assiste à cette exposition, manifeste son admiration pour le jeune peintre avec lequel il se lie d’amitié. Jeannine décède en février 1946. Il commence une série de tableaux qu’il intitule Compositions dès 1942 ; Composition en noir, Paris, 1946, huile sur toile, est l’un de ses premiers chefs-d’œuvre.
Les premiers chefs-d’œuvre (1946-1951)
Après la mort de Jeanine, Staël traverse une période sombre, comme en témoigne La Vie dure (142 × 161 cm), un grand format comme la plupart des tableaux de cette époque. Il se remarie avec Françoise Chapouton quelques mois plus tard, avec qui il aura trois enfants. Il trouve alors une nouvelle inspiration dans un grand atelier, rue Gauguet, où il vient d’emménager. Son style devient plus libre et explore des compositions audacieuses, cherchant à capturer l’essence des formes. Sa peinture est marquée par un maillage très géométrique, comme dans les hommages à Piranèse. La variation des traits effectués au lavis dans le dessin, la lumière qui surgit du papier laissé en réserve, donnent à Composition (Hommage à Piranèse – 1947) une puissance toute particulière. En opposition à cette atmosphère étouffante, le tableau De la danse, Paris, 1946-1947, huile sur toile, frappe par le dynamisme du mouvement. En 1948, il acquiert la nationalité française.
Nicolas de Staël, Hommage à Piranèse, 1948, huile sur toile et Dessin, photo
AMS.
Retour au figuratif et grandes œuvres (1951-1953)
Au début des années 1950, Nicolas de Staël amorce un retour vers le figuratif, caractérisé par des compositions où l’espace pictural est traité comme un mur. Cette conception permet une grande liberté d’interprétation, illustrée par sa déclaration : « L’espace pictural est un mur, mais tous les oiseaux du monde peuvent y voler librement. » Ses œuvres de cette période, comme La Ville Blanche (1951) et Les Trois Pommes (1954), témoignent d’une quête de simplification et d’expérimentation de nouvelles techniques, notamment l’ajout de textures innovantes qui confèrent une troisième dimension à ses toiles.
En février 1951, il rencontre le poète René Char, grâce à Georges Duthuit, gendre de Matisse. Cette rencontre marque le début d’une amitié profonde entre les deux artistes, qui aboutit à la publication d’un ouvrage commun : Poèmes de René Char – bois de Nicolas de Staël.
Les œuvres de Staël, souvent composées de fragments colorés, comme dans Fugue Washington (1951-52) , rappellent les grandes mosaïques de l’Empire byzantin. Il exprimait d’ailleurs son affinité avec cette esthétique en affirmant : « Je suis plus byzantin que romain. » Pour lui, la distinction entre abstraction et figuration n’avait pas lieu d’être, ce qui se reflète dans l’évolution de ses séries. Après les Compositions, son tableau Les Toits ouvre la série Les Murs, où des éléments réels, tels que le ciel et les toits, commencent à apparaître dans ses œuvres. Cette période marque un approfondissement et une complexification progressive de sa démarche artistique. En 1952, il se met à peindre en plein air, tourne à nouveau vers le figuratif et emporte ses toiles dans la lumière du sud. Il suit ainsi le chemin inverse de l’histoire de l’art.
Le Parc des Princes et le défi de la lumière (1952-1953)
En 1952, Staël se passionne pour un match France-Suède, pendant lequel il esquisse différents croquis. Il réalise une série de cinq études avant d’élaborer un immense tableau (200 × 250 cm) représentant la scène sportive. Il voit la peinture comme totalisante et travaille sur de grandes masses ; ce tableau pèse pas moins de 200 kilos. L’épaisseur de sa peinture traduit l’intensité des émotions ressenties.
En septembre 1953, il part à la découverte de la Sicile avec sa femme et ses enfants et une jeune femme, Jeanne Polge dont il tombe éperduement amoureux mais qui est mariée et a deux enfants.. A son retour, à Lagne, à Ménerbes, il peint avec une énergie dévorante et explore des thèmes liés à la lumière et au mouvement, influencés par son voyage et sa fascination pour les paysages du sud de la France. La peinture devient pour lui une quête de l’essentiel, les formes se simplifient, l il rompt avec les épaisseurs et cherche à alléger ses toiles par l’emploi de gazes et de cotons pour étendre la peinture comme on peut le voir dans Paysages de Sicile, Agrigente. Ses tableaux connaissent un succès considérable aux Etats Unis.
Dernières années : entre succès et déchirement (1954-1955)
À partir de 1954, sa peinture évolue vers une approche plus fluide, inspirée par ses séjours en Provence et en Sicile. Pourtant, malgré son succès international, Staël traverse une période de grande détresse personnelle, exacerbée par ses relations amoureuses complexes et son épuisement physique et psychologique. Il quitte sa famille et s’installe à Antibes pour se rapprocher de sa maîtresse, Jeanne.
Ce mélomane averti assiste à Paris en mars 1955 à un concert de Arnold Schönberg pendant lequel il réalise, comme à son habitude, de nombreux croquis qui vont lui servir pour son dernier tableau Le Concert (Le Grand Concert : L’Orchestre) . Cette huile sur toile, la plus grande qu’il ait peinte, 350 × 600 cm reste inachevée. Il est alors à bout de force et se donne la mort le 16 mars 1955 à Antibes, laissant derrière lui une œuvre immense (plus de 1000 tableaux et dessins), à la croisée de l’abstraction et du figuratif, marquée par une recherche incessante de lumière et de formes.
Nicolas de Staël, Fugue Washington, 1951-1952, photo AMS.
Nicolas de Staël, Le Concert (Le Grand Concert : L’Orchestre), 1955, photo AMS.