« CEZANNE ET ZOLA »

Vendredi 19 novembre 2021

Conférence de M. Denis COUTAGNE Ancien conservateur du Musée Granet d’Aix-en-Provence.
Projection du film de D.Thompson« CEZANNE ET MOI »

       Pour clôturer notre série de trois conférences portant sur les liens entre littérature et beaux-arts, M. Coutagne consacre à la relation heurtée de Cézanne et Zola un propos bref, tout en spirales et en volutes, où parfois s’estompe la chronologie ou le fil directeur. On sait le peintre et le romancier, Aixois tous deux, amis depuis l’enfance. Quand en 1886 le second publie L’Œuvre, où il raconte le destin dramatique de Claude Lantier, peintre inaccompli, assoiffé d’absolu, qui finit par se suicider, comment réagit Cézanne que, par facilité peut-être, on croit reconnaître dans le personnage fictif ? Le billet par lequel il remercie Zola de l’envoi de son livre est, entre distance et chaleur, d’une singulière ambiguïté − et il restera sans lendemain…

 Paul Cézanne,  Autoportrait de l’artiste, c. 1896. rijksmuseum.nl. Domaine public.

 

       Il est vrai qu’à Claude Lantier Zola a bien attribué certains traits de Cézanne, et l’évocation de leur jeunesse provinciale, par exemple, ou du Salon des refusés, transpose des épisodes vécus par les deux compagnons. Mais le destin du protagoniste obéit d’abord à une nécessité romanesque et une programmation narrative au service du projet démonstratif des Rougon-Macquart. Ainsi, avance M. Coutagne, du Cézanne véritable, le roman, au fond, ne dit guère. Au demeurant, selon les témoignages de Gasquet, Emile Bernard et Rilke même, Cézanne, pour sa part, s’identifiait spontanément, et avec émotion, à un autre peintre de fiction, Frenhofer, le héros du Chef-d’oeuvre inconnu (1837), courte nouvelle de Balzac dont J. Rivette s’est inspiré pour son film La Belle Noiseuse (1991). Frenhofer se suicide à la fin, lui aussi, faute d’avoir atteint la perfection idéale qu’il a poursuivie avec acharnement dans la réalisation d’un nu féminin en quoi se fût concentrée toute la beauté du monde. Balzac parvient, en ce peu de pages, à faire affleurer et à croiser les mythes de Prométhée, de Pygmalion, de Protée, d’Orphée peut-être et de Faust. Entre-temps, l’artiste raté (forcément raté) est devenu un lieu commun littéraire et, sur ce thème, les Goncourt, par exemple, avec Manette Salomon (1867), ont précédé Zola. Pourtant, chez Zola comme chez Balzac, l’artiste est assimilé à un démiurge qui ne reproduit pas le réel mais l’exprime en le recréant et lui imposant une cohérence supérieure ; il ne peint pas les apparences et les effets, mais, sorte d’alchimiste, l’essence même des êtres et des choses.

Ainsi encore, dans les deux récits, la femme du tableau s’interpose entre la femme aimée et l’homme, entre le modèle de chair et le créateur, rivale de la première, « concubine » du second. On est loin de l’idéal féminin de Cézanne tel qu’il apparaît dans ses Baigneuses ou dans Une moderne Olympia, qui s’adresse à Zola autant qu’à Manet.
Le fait est que les toiles que Cézanne peint à Médan même, chez Zola, où il est accueilli avec affection et séjourne plusieurs fois, Zola semble ne pas les voir et n’en parle pas. Cézanne a laissé des portraits de son ami, mais c’est Manet qui fait le portrait « officiel », célèbre, de l’écrivain (1868). De même que Baudelaire a trouvé en Delacroix « son » peintre, Zola aurait pu trouver le sien en Courbet, si l’œuvre de Cézanne était alors trop embryonnaire, trop peu connue, et Cézanne lui-même trop turbulent, buté, tourmenté. Or, c’est Manet que Zola s’approprie, et c’est le Déjeuner sur l’herbe, forme accomplie, qui devient « Plein Air » dans L’Œuvre. L’inachèvement au contraire, qui paraît commun à Cézanne et à Lantier, au vrai les différencie : chez le personnage de Zola, il a des causes identifiées, liées à la malédiction héréditaire des Rougon ; pour Cézanne, il fait partie du processus même de création, recherche inlassable, toujours reprise, d’une beauté qui se dérobe. « Peintre avorté », la formule de Zola qualifiant Cézanne s’applique mieux à Lantier. M. Coutagne termine par cette proposition : Zola aurait compris qu’il ne pouvait écrire sur Cézanne ; il aurait donc créé avec Lantier un peintre qui est tout ce que n’est pas Cézanne.

E. Manet, Portrait d’Emile Zola (1886), Collection musée d’Orsay. Domaine public, via Wikimedia Commons .

      Le film de Danielle Thompson Cézanne et moi (2016) se veut une reconstitution conforme à la réalité, sauf qu’il prend pour une vérité acquise l’assimilation de Lantier à Cézanne, qui est imaginaire. Le scénario est confié à la chronologie et à l’opposition entre un bourgeois qui serait traître à sa jeunesse et un bohème fidèle à lui-même. De Cézanne, on ne voit quasiment pas de toiles et, pour Zola, que montrer à l’écran du travail d’invention et d’écriture ? Mais quoi ! Il ne manque aucun reflet sur les hauts-de-forme, aucune barque sur la Seine, aucune fâcherie entre les deux amis, ni même aucun crissement de cigales lorsque la Sainte-Victoire, au loin, prend son envol…