« Anselm Kiefer, plasticien de la mémoire contemporaine »
Vendredi 20 octobre 2023Conférence de Cendrine Vivier, historienne de l’art
La conférence et le film événement se sont parfaitement harmonisés pour nous offrir une soirée d’exception sur Anselm Kiefer, artiste de renommée mondiale.
Le but de Cendrine Vivier était d’essayer de nous faire comprendre Anselm Kiefer, et de nous préparer au visionnage du film documentaire de Wim Wenders.
La conférence tout d’abord :
Anselm Kiefer est né en 1945 à Donaueschingen, sa maison est bombardée. Né au milieu d’une tragédie, il en conservera un traumatisme durable où son œuvre prendra sa source.
L’œuvre a des thématiques extrêmement variées, puisant aussi bien dans l’histoire et la culture allemandes que dans la Kabbale juive, l’alchimie, les thèmes bibliques comme dans Le Songe de Jacob ou La Sixième trompette. Les motifs et les thèmes s’entremêlent, et mobilisent divers procédés comme la photographie (A. Kiefer fait un véritable travail de photographe en prenant des milliers de photos entreposées plus tard sur les vertigineuses étagères de ses différents ateliers), les gouaches, les aquarelles, les tableaux, les livres, les gravures, les installations, l’utilisation du plomb, de la pierre, du feu, et surtout celle du shellac, cette substance poisseuse provenant d’une variété de cochenille et qui donne une texture épaisse à la toile. Il choisit très vite des formats dont le gigantisme peut surprendre, voire effrayer.
Sans titre (Série Héroic Symbols). Anselm Kiefer, 1969. MET Museum. Domaine public, via Wikiart. Fair use. ©Anselm Kiefer
En 1969, une série de photographies intitulée Occupations, (Besetzung) met en scène l’artiste, revêtu de l’uniforme de la Wehrmacht de son père, et effectuant le salut nazi, dans des lieux naguère occupés par l’armée allemande. Il violait ainsi l’interdit, légal et légitime, de la représentation du nazisme. La violence de ces provocations suscita la réprobation. Il a alors 25 ans. On lui refusa le diplôme de sortie des Beaux-Arts.
En endossant vêtements et gestes d’un fasciste, A. Kiefer réactivait les horreurs du nazisme, afin de comprendre sa folie, et d’entamer un travail de deuil, sans gommer pour autant cette période de l’histoire allemande. Ses interrogations sous-jacentes étaient : « Suis-je un nazi, avec cette mise en scène ? L’aurais-je été 30 ans avant ? »
D’une manière plus profonde, il lui fallait répondre à cette question : Comment penser l’art allemand après le nazisme ?
Pour ce faire, il choisit de télescoper les époques, en créant un lien iconographique avec le célébrissime tableau de Caspar David Friedrich Le voyageur contemplant une mer de nuages, devenu chez lui Kopf im Wald, Kopf in den Wolken. Kiefer incarne allégoriquement la forêt qui joue un rôle fondamental dans la mythologie germanique. Dans ce tableau, il se présente la tête auréolée d’un feu sacré posée sur les cimes, comme un prophète, dans un pays devenu muet sur son passé.
La tête dans les nuages, dans le tableau de Caspar David Friedrich, c’est la vie poétique, qui seule permet d’échapper aux horreurs de la mort. Mais la création artistique a-t-elle du sens après de telles horreurs ? Ne faut-il pas sacrifier à l’injonction de Théodor W. Adorno : « Toute culture consécutive à Auschwitz, y compris sa critique urgente n’est qu’un tas d’ordures » ?
Kiefer se sert aussi de l’art du symbole, surtout quand celui-ci est double : ainsi en va-t-il du feu, le feu qui détruit et purifie à la fois. Dans la série intitulée « Palettes », le tableau L’atelier du peintre, montre le feu embrasant l’escalier qui conduit à l’atelier du peintre. La bataille de Teutobourg évoquée dans une autre série de tableaux est considérée comme un élément fondateur de l’histoire allemande, et là le feu joue le rôle d’un élément purificateur. On retrouve ce thème dans le tableau Malerei der verbrannten Erde, (peinture de la terre brûlée) où le feu va participer à la création de l’œuvre ; c’est aussi une référence au feu comme puissance magique pour certains peuples, par exemple en Afrique.
Le premier tableau de Kiefer, en 1971, L’homme dans la forêt, préparé par de multiples photos de pinèdes majestueuses, constitue une lecture rétrospective du nazisme, avec son personnage en chemise de nuit féminine, un feu ardent derrière lui, dans un paysage onirique, tous éléments soulignant l’absurde et le pathétique.
D’autres symboles lui viennent des légendes nordiques qu’il relie à l’idéologie nazie : les Walkyries, Brunehilde en particulier, et Yggdrasil, le grand chêne univers qui croît sans cesse. Yggdrasil : l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal dans la Bible, l’arbre de vie dans la Kabbale, si riche en symboles.
Comment échapper à l’horreur du monde ? Peut-être par la poésie et la philosophie, les deux passions d’Anselm Kiefer. Et heureusement, il y a Paul Celan, adulé par l’artiste, qui reprend la comptine Hanneton vole dans le tableau du même nom. Réalisée en paille collée, Margareth, tes cheveux d’or fait référence au poème de Paul Celan et aux tableaux mettant en scène un paysage brûlé, cadré par une palette. Avec une rare efficacité, cette palette de paille confirme, en écho à la Fugue de mort de Celan, le rejet global d’une culture mortifère.
Il y a aussi Martin Heidegger qui, comme le poète, pose la question qui tourmente Kiefer, encore et toujours : Est-il possible et légitime de créer après la barbarie du nazisme ?
Toutefois l’art apporte une lueur d’espérance dans le travail de deuil qu’A. Kiefer a entrepris au nom de toute l’Allemagne. En même temps dans Palette sur la corde, cette palette suspendue à un fil en train de brûler souligne la vulnérabilité de l’artiste, et donc d’A. Kiefer lui-même.
Le tableau Opération loup de mer fait référence à un projet nazi d’invasion de la Grande-Bretagne par des sous-marins allemands. Les généraux allemands pratiquent des jeux de guerre en poussant des modèles réduits dans des baignoires en zinc. Absurdité du monde !
Le film ensuite
Le film de Wim Wenders : Anselm, le bruit du temps n’est pas un documentaire biographique, mais bien plutôt une immersion dans les œuvres d’A. Kiefer. Immersion au sens plein du mot, au vu du gigantisme de plus en plus accentué de ses œuvres, tableaux, sculptures, installations ou performances. L’idée d’un film se concrétise dès la rencontre des deux artistes, dans les années quatre-vingt-dix, mais le film, après 2 ans de préparation, ne sort qu’en 2023.
« Le briseur de tabous », c’est ainsi que la rétrospective consacrée à A. Kiefer, à Chicago, a désigné l’artiste. De fait, la caméra de W. Wenders enregistre tous les tabous brisés dans les immenses superficies des divers ateliers d’A. Kiefer, d’une ancienne briqueterie à une cabane forestière, jusqu’aux dizaines d’hectares de son parc de Barjac. La démesure est toujours là, puisque A. Kiefer a besoin d’un vélo pour circuler dans les labyrinthes de ses réserves, et même d’un avion pour photographier « la peau de la terre ». Mais en réalité c’est la mémoire onirique et la pensée créatrice tapie dans les circonvolutions du cerveau de l’artiste que W. Wenders explore dans toute l’œuvre et la vie d’A. Kiefer. Car, avec Paul Celan et Martin Heidegger, grâce à la poésie et à la philosophie, A. Kiefer n’a jamais cessé de « plonger dans la blessure ouverte de l’histoire allemande. »
Jean-Paul BRISEUL
The seven heavenly palaces (Les sept palais célestes) Anselm Kiefer, 2004-2015. Pirelli Hangarbicocca, Milan. Photo licence CC-BY-SA 4, Heinz Bunse, via Flickr
(*) Photos AMS prises lors de la conférence de Cendrine Vivier. Toutes œuvres : © Anselm Kiefer.
Der Wanderer über dem Nebelmeer. (Le Voyageur contemplant une mer de nuages). Caspar David Friedrich, c.1818. Hamburger Kunsthalle. Domaine public via Wikipédia.
Kopf im Wald et Kopf in den Volken (Tête dans la forêt et Tête dans les nuages). Anselm Kiefer, 1971. The Broad Art Foundation. © Thebroad.org. Photo AMS (*).
Malerei der Verbrannten Erde (Peinture de la terre brûlée), Anselm Kiefer, 1974. Coll. particulière (*)
Mann im Wald (L’Homme dans la forêt). Anselm Kiefer, 1971. Coll. particulière. (*)
Margarethe. Anselm Kiefer,1981. Musée SFMoma. © SFMoma. (*)
Unternehmen Seelöwe (Opération Lion de mer). Anselm Kiefer, 1975. Coll. Privée Braman, Floride. (*)
Intérieur. E. Degas, 1868. Philadelphia Museum of Art. Photo du musée. Domaine public via Google Arts and Culture.