A SAINT-PIERRE D’OLERON, SUR LES TRACES DE PIERRE LOTI
6 juin 2023Nous sommes le 6 juin et une bonne quarantaine à mettre pied à terre à Saint-Pierre d’Oléron pour y suivre les traces de Pierre Loti à l’occasion du centenaire de sa mort. A la chaleur estivale s’ajoute aussitôt celle de l’accueil que nous ménagent les Amis du Musée d’Oléron, et notamment leur Président, Christian Ehrmann, dont l’entrain, l’attention et l’humour accompagneront notre journée. Dans la fraîche pénombre du cinéma nous attend aussi Alain Quella-Villéger. Cet éminent spécialiste de Loti, auquel il a consacré tant de travaux, a bien voulu préparer pour nous, sur le thème de «Loti esthète », une conférence qu’il livre avec aisance et vivacité.
A. Quella-Villéger – Philippe Ravon – Christian Ehrmann.
Copyright AMS.
De Loti, dont bien des aspects seraient encore méconnus, voire inconnus, M. Quella-Villéger rappelle que l’esthétique commence dans son écriture, son style, l’aventure de sa phrase. Et d’ouvrir le propos par la lecture d’une page des Pagodes d’Or évoquant l’arrivée à Rangoon : on perçoit d’emblée le mélange des couleurs, le flou de la vision première, et déjà le moment change et se dissout, selon un processus quasi-cinématographique qui fait peu à peu basculer la description du paysage et sa couleur locale en un plaidoyer patrimonial et anticolonialiste. L’observation du présent ne se sépare pas, chez Loti, du souci de la diversité du monde. Que la colonisation fait disparaître les cultures, le jeune Julien Viaud en a pris conscience sur l’île de Pâques, au début de 1872, quand il a dû dessiner, entre autres, celle des grandes statues que son navire avait pour mission d’arracher à l’île, et donc de mutiler, afin de l’emporter en France. Qui sont ici les barbares ?
Ile de Pâques. Dessin de P. Loti. Domaine public via Bnf.
Copyright Gallica-Bnf.
Pour cerner l’esthétique de Loti, peut-être convient-il de partir des clichés, des caricatures, des déguisements, des fameuses fêtes costumées au bord du ridicule, de ce Loti fardé, travesti, se vêtant en tous pays en autochtone et se faisant partout et toujours tirer le portrait : être le même et l’autre – pour se trouver ou pour s’échapper ? Soi-même comme œuvre ? Or, la fabrique de l’image, Loti la connaît d’une autre façon. On a oublié quel personnage et quelle personnalité il a été dans le monde. Son goût certain de l’exhibition rejoint alors le soin qu’une vedette apporte à sa « communication » et à ses « réseaux ». Ainsi, qu’il s’affiche en civil, en uniforme, en Albanais, en artiste de cirque, en prince médiéval ou en Osiris, Loti offre-t-il de lui-même une image à la fois naïve et calculée.
Jeu des identités encore : avant Pierre Loti l’écrivain, il y eut Julien Viaud le dessinateur, qui, étudiant, allait au Louvre copier les maîtres, et qui, dès qu’il embarque, obéissant à sa curiosité et à son talent, croque avidement paysages, peuples, cérémonies, saynètes quotidiennes… A Rapa Nui, l’île de Pâques, il saisit la puissance et le mystère des grands moai dont les orbites vides scrutent l’immensité de l’océan ou du ciel, ou peut-être le rien. La composition, la finesse d’exécution et la délicatesse toute ingresque du trait servent aussi bien les petites places du vieux quartier d’Eyoub à Istanbul, les lignes d’une pirogue au Sénégal, le tracé de tatouages, l’avantageuse musculature de matelots du bord, le charme intemporel du temple de Taki-no-Kanon au fond de sa vallée près de Nagasaki. Dès 1872, il fait envoyer à la presse ses dessins, véritables reportages, qui sont gravés pour paraître dans L’Illustration jusqu’en 1875, puis dans Le Monde illustré. Or, cette activité devient secondaire à partir de 1885, peut-être parce qu’elle va être relayée par la photographie.
Cinq études de marins. Dessin de P. Loti. Domaine public via Bnf.
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A cette pratique, Loti a été initié très tôt, et il a suivi, là encore, le modèle de son frère Gustave qui avait pris et rapporté de Tahiti une vingtaine de clichés. La photo sera le journal en images de la vie et des pérégrinations de Loti à partir de la quarantaine, et le support de son travail littéraire. Il en maîtrise la technique – composition, volumes, cadrage −, et certaines vues, telle scène de crémation au bord du Gange par exemple, sont d’une grande modernité. Il saisit portraits et paysages, gens de peu, scènes de rue, de marché, de café, loin d’un tourisme de pacotille ou d’un exotisme racoleur. La Perse, la Turquie, l’Inde, la Chine mais aussi le Pays Basque ou la campagne charentaise lui donnent à la fois l’illusion de l’immuable et l’évidence du révolu. La photo, si elle est la trace d’une présence, est en même temps la preuve de son absence
Pendant la conférence. Crémation à Bénarès. Photo P. Loti. Copyright AMS.
Il en va de même avec sa maison de Rochefort – son chef-d’œuvre peut-être −, vieille demeure familiale qu’à partir de 1872, selon un projet intime, sincère, il ne cesse pas de transformer et d’aménager, jusqu’à en faire un labyrinthe. Un bazar, le triomphe du kitsch et de l’hétéroclite ? Non, un « rêvoir » plutôt, où le réalisme n’a en effet pas de place, et où chaque pièce constitue un univers propre. Loti collecte, plus qu’il ne collectionne. Les objets réunis et les décors reconstitués ne le sont pas pour leur valeur mais pour leur pouvoir d’évocation. Chacun d’eux a une histoire, permet de rappeler avec dévotion un souvenir, un être, un pays. Et ce plaisir de la réminiscence et de la compensation satisfait un besoin de sécurité.
Portrait de Julien Viaud enfant. Pastel de Marie Viaud.
Domaine public via Bnf. Copyright Gallica-Bnf.
Mais peut-on totaliser toute une vie en des objets, et, de soi, faire un musée ? La réponse, ultime geste d’esthète par lequel Loti contrôle jusqu’à sa dernière image et signe sa vie, c’est le dépouillement de la pierre et de la simple inscription qu’il a choisies pour marquer sa tombe dans le jardin oléronais de « la maison des aïeules » : ‘ PIERRE LOTI ’. Rien d’autre que ce nom, qui n’est pas le sien et qui n’est qu’à lui.
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Après un déjeuner dont l’attente laisse tout loisir de se souvenir que, selon Corneille, « le désir s’accroît quand l’effet se recule », nous visitons, guidés par sa directrice, le Musée voisin. Dans les années 60, quand prend forme le projet du pont reliant l’île au continent, l’abbé Kieffer pressent la nécessité de préserver le patrimoine local et s’attache à en rassembler les premiers éléments. L’exposition permanente, au rez-de-chaussée, retrace en quelques vitrines l’histoire de l’île depuis l’époque gallo-romaine, et, par ailleurs, à travers outils et objets d’usage, évoque les aspects traditionnels d’Oléron : l’habitat, les coiffes, le travail de la vigne, la pêche à pied, aux huîtres, la saliculture et même le gemmage.
A l’étage, une brève exposition temporaire présente Loti au grand public. D’abord, les trois visages du marin, de l’écrivain et du mondain, puis sa présence quasi-immatérielle à Oléron et la « maison des aïeules » grâce à des portraits de famille et des objets prêtés par le musée de Rochefort ; pour finir, un petit film d’ « actualités » tourné le 16 juin 1923 et la presse de ce jour-là restituent les cérémonies de ses obsèques nationales et son enterrement dans l’île
Exposition P. Loti. Musée de Saint-Pierre d’Oléron.
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Les Amis du Musée ont alors la bonté de nous offrir un rafraîchissement, avant que M. Ehrmann ne nous propose une déambulation à travers le cœur du bourg, avec trois arrêts ponctués de lectures. En premier lieu, devant la « maison des aïeules », inaccessible hélas aujourd’hui. Loti, sans jamais l’habiter, l’a rachetée en 1899, afin qu’elle réintègre les propriétés de la famille, et il a obtenu, en 1919, l’autorisation d’être inhumé dans le second des jardins. Deuxième étape devant un buste de Loti par Raymond Sudre, installé trente ans après la mort de l’écrivain, au centre d’une place prochainement renommée « place Aziyadé ». A proximité, une sculpture métallique, offerte par la Turquie, patrie intérieure de Loti, figure des tulipes, emblèmes de ce pays. Enfin, nous entrons dans le temple protestant, inauguré en 1853, qui a joué un grand rôle dans la foi du jeune Julien (Le Roman d’un enfant) ; et c’est dans ce temple, le jour des funérailles, que le cercueil de Loti a été un moment déposé avant d’être enseveli
La « maison des aïeules ». Copyright AMS.
Durant le retour en car vers Saintes, nous étions quelques-uns à nous demander quel ouvrage de Loti nous allions rouvrir. Le personnage – masques et extravagances – ne cache-t-il pas l’œuvre, et depuis toujours ? D’un écrivain pourtant devraient enchanter d’abord les livres, rien que les livres. Alors ? Aziyadé ? Pêcheur d’Islande ? Ramuntcho ? Madame Chrysanthème ? Ou le beau Istanbul Loti (1994), de Jacques Serguine, qui vient de mourir ?
Loti, son portrait préféré (1911).
Domaine public via Bnf. Copyright Gallica-Bnf.