UN SOIR AU MUSEE
Présentation du tableau de Pierre Lacour "Allégorie sur la diversité des religions et des cultes (1802) " - 22 juin 2023Photo ©AMS 2023
Un peu d’histoire. Au printemps de 1802, Bonaparte s’impose simultanément à l’extérieur en faisant signer à l’Angleterre la paix d’Amiens le 25 mars, et à l’intérieur quand le Concordat conclu avec le Vatican devient, le 8 avril, une « loi d’Etat » qui organise les rapports entre l’État et les cultes catholique, luthérien, calviniste et juif. Aussitôt, la propagande s’empare de ce double succès : dès le 17 avril, un décret de Chaptal invite les artistes à illustrer conjointement « la paix d’Amiens » et « la loi sur les cultes » [sic]. Les peintres qui concourent doivent soumettre deux esquisses. Celles de Lacour (1745-1814), déposées à l’Echevinage, étaient réunies pour nous, ce soir-là, au rez-de-chaussée du musée. La Paix d’Amiens ayant été présentée en juillet 2021, il restait – manière de clôturer notre saison – à lire ensemble son pendant, cette Allégorie sur la diversité des religions et des cultes, dont le titre à lui seul dépasse la prescription du décret de Chaptal…
Photo ©AMS 2023
Un portique de six groupes de trois colonnes supportant un entablement incurvé ; au centre, érigé sur deux marches, un autel, lui aussi à l’antique, flanqué d’un brûle-parfum : un temple, donc, un espace sacré à la fois clos (le plafond est suggéré) et ouvert, dont la partie supérieure est peuplée de créatures aériennes, symboliques, tandis que d’humbles humains animent la moitié inférieure. Entre le monde terrestre et le monde spirituel, un nuage quelque peu artificiel fait frontière, mais un personnage, central par sa position et sa taille, appartient aux deux univers et les relie, et c’est sur lui que, structurant le tableau, se croisent les diagonales et descend l’éclairage oblique. La disposition asymétrique des autres figures introduit une « variété » (Alberti) qui allège la théâtralité majestueuse du décor dont Lacour adoucit encore la rigueur avec des lignes courbes, celles du disque de la lumière sur le sol, du rond des marches, de la disposition en arc-de-cercle des personnages, de l’entablement, de la moulure ornementale sur le côté de l’autel, entourant l’inscription « à l’Eternel », à quoi répond, tout en haut, une auréole signifiant l’esprit divin qui n’a, comme le cercle, ni commencement ni fin. Au premier plan, les lignes du damier des dalles conduisent l’œil dans l’intérieur du temple, au cœur du tableau. Ainsi le spectateur est-il convié à pénétrer dans le sanctuaire, à se joindre aux initiés qui y sont rassemblés ; d’ailleurs, la peinture allégorique a pour mission d’éduquer et d’édifier… Entrons donc.
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Le personnage médian, à qui les marches font un socle qui le rehausse, se détache aussi par ses couleurs froides ressortant sur la tonalité brun doré de la composition. A son casque sommé d’un oiseau, à son bouclier, l’égide, déposé contre l’autel en signe de paix, on croit reconnaître Athéna (Minerve), déesse protectrice incarnant l’efficacité réfléchie, et qui est présente également dans La Paix d’Amiens. Mais son casque porte un coq, et non la chouette emblématique, et ses vêtements associent les trois couleurs de la République. Cette Athéna-là est donc la France. On surprend ici Lacour à l’œuvre : il sollicite des références, les réactive, les mêle et leur fait servir un autre sens. Sculpturale mais animée, déhanchée, inclinée, la France écrase sous son pied le masque de l’hypocrisie, tandis que sa main gauche renverse et éteint la torche du fanatisme et que sa droite pointe, sur un livre blanc, l’inscription « Loi sur la liberté des cultes », où le mot « liberté » outrepasse à son tour les termes du décret de Chaptal.
Photo ©AMS 2023
Juste au-dessus d’elle, la seule figure ailée s’élève dans l’espace allégorique. Elle tient d’un côté un globe, symbole de l’universalité, et de l’autre la balance de la justice, qui dit l’ordre et l’équité. Cette personnification de la Loi (cet « Esprit des Lois » ?) est liée par le geste et le regard à une créature féminine couchée et toute blanche : l’aura qui l’entoure indique son caractère divin, et la clarté qui irradie d’elle, se diffusant jusqu’à l’adolescent près du bord droit, éclaire toute la scène. Si elle est « blanche » aussi, c’est parce que, hormis un sceptre, elle est dépourvue d’attributs qui la différencieraient : elle est la Religion. Voilà donc rapprochées Loi et Foi, si l’on veut, et signifié ce que visait et fixait le Concordat. Les attributs qui ne sont pas affectés à cette Religion indifférenciée sont-ils conférés aux quatre petits personnages qui l’escortent ? Ce ne sont ni des putti ni des angelots – références qui seraient, ici encore, trop précises. L’un tient un œil ouvert enchaîné [sic], qui peut évoquer la Vérité, la connaissance surnaturelle, et l’autre un lys, symbole de la pureté ; le troisième répand une corne d’abondance, accessoire caractéristique de la grâce ; le dernier embrasse un cœur. Ce « rébus de symboles » (Lacour) ne renvoie pas, lui non plus, à une religion particulière mais bien à des valeurs ou des vertus universelles
Quant aux personnages humains, ils donnent à voir la « diversité des religions et des cultes » à travers des attitudes, des gestes, des comportements comme la prosternation, l’offrande, l’imploration, la prière recueillie… En chacun d’eux se confondent idéalement le message de la propagande et la ferveur de la croyance. Ostensible au premier plan, un musulman, reconnaissable à son turban et à son manteau vert, s’incline jusqu’au sol devant la France. Or, sa religion n’entrait nullement dans le champ du Concordat. Là encore, Lacour élargit le programme iconographique fixé par le texte officiel. Serait-ce pour cela que ses esquisses n’ont pas été retenues ? A droite, des séries de personnages supposés faibles – femmes, enfants, vieillards – , aux poses peu économes, énumèrent des générations et des cultes sans qu’on puisse toujours identifier ces derniers. Sans doute l’homme dans la pénombre, contre le bord, le seul que son costume du XVIe s. inscrit dans l’Histoire, évoque-t-il l’émergence du protestantisme, et peut-être même silhouette-t-il Henri IV qui, en signant l’Edit de Nantes en 1598, a donné un exemple unique en Europe de tolérance. Enfin, à l’arrière-plan, à gauche de l’autel, le réel, violent, confus, impur, que toute allégorie a pour fonction de tenir à distance, apparaît, en une scène d’incendie et de massacre dans laquelle on discerne un homme aveuglé brandissant un livre dans une main et un poignard dans l’autre… Rien n’a donc changé ?
Une telle concentration de connotations, d’allusions, de références et de symboles, qui invite à dépasser les différences de croyances, de dogmes, de rites, ressortit bien à l’esprit des Lumières et semble même illustrer très précisément le dernier chapitre du petit Traité sur la Tolérance de Voltaire. Mais la peinture allégorique de Lacour, avec son matériel et son personnel iconographiques codifiés, hérités du XVIIe s., quelle emprise a-t-elle sur nous ? L’importance du sujet est, hélas, toujours actuelle, mais quelle est ici la puissance d’attraction émotive ? Nous sommes alors amenés à nous demander ce que nous attendons des œuvres. Quant à ce qu’attendent de nous les œuvres, c’est au moins, parfois, un peu plus que les 26 secondes que, selon les statistiques, un visiteur de musée accorde en moyenne à chacune… Nous aurons donc, ce soir-là, et c’est tant mieux, fait boiter les statistiques.
Photo ©AMS 2023